« REGARDS D’ARTISTES » Élisabeth MARION

« L’artiste(…) fraie la voie » au psychanalyste1 nous rappelle Lacan après Freud. Cela peut être entendu comme une invitation à suivre l’artiste, à l’écouter parler de sa création, de ses œuvres. Il est des artistes qui ont recours à la psychanalyse, pas nécessairement pour leur art, mais parfois leur art et leur rapport au travail de création s’en trouvent transformés.

Voici quatre artistes qui ont bien voulu me parler de leur psychanalyse et de ses effets sur leur Art. Au delà pour l’une de l’appui de son psychanalyste, pour une autre d’une facilitation de l’expression, ou encore : un plus de liberté, une orientation…Ces quatre regards d’artistes éclairent au un par un les cheminements de la créativité, du désir de créer dans son rapport à l’inconscient.

Chacune explore le mystère de ce moment de création à mi-chemin entre le plus intime et l’élan vers l’extérieur qui construit une œuvre. Élan parfois fort, inexorable, parfois suspendu et fragile. Et puis, quand l’œuvre voit le jour, l’artiste doit composer avec le monde, la sortir de l’atelier, l’exposer, la publier, oser ce mouvement vers l’autre, ce risque à chaque fois renouvelé à dévoiler ce qui est si précieux et intime, puis entamer une séparation d’avec cette œuvre tout en en étant l’auteur(e). Marlène RaymaekersCaroline Weiss de Diesbach, Ludmila Volf et Véro Flam, chacune à sa manière, revisite dans son interview son cheminement d’artiste avec la psychanalyse.

Écoutons-les !

1 Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192-193.

Élisabeth Marion est membre de l’ACF en VLB et réalisatrice des vidéos de ce Blog.  

Vincent MOREAU : « JE N’ARRIVE PLUS À TRAVAILLER »

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Vincent MOREAU est psychiatre et psychanalyste, membre de L’École la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

« Je n’arrive plus à travailler ». Ce sont les mots que cette femme de quarante ans prononce lors de ce premier entretien. Les signes de l’angoisse sont aussi très présents. Elle ne peut se lever le matin, avant d’aller au travail, sans ce poids, cette panique qui la fait immédiatement vomir. Les effets d’un réel impossible sous la forme du rejet atteignent aussi son corps. Elle doit se faire soigner pour une recto-colite hémorragique.

Elle a pris conscience que quelque chose se répète. En général, ses emplois ne durent pas plus de deux ans. Actuellement, elle est commerciale avec un fixe et une commission sur ses ventes. Elle y est depuis un an et repère que ce qu’elle appelle « ses cycles » recommencent. « J’ai une aversion pour ce travail » dit-elle. « Ils demandent toujours plus ; ce n’est jamais suffisant. Je le fais dans la panique et forcément, je déçois. Cela rend ma vie hasardeuse et incertaine. Comment puis-je supporter de décevoir alors que je veux être aimée ? », alors, elle s’en va. Elle sait déjà que, dans ces répétitions, la recherche de reconnaissance est sa principale motivation. Cela marche un moment jusqu’à ce qu’elle se rende compte que le désir de l’Autre n’est pas forcément au rendez-vous. En l’occurrence, dans sa vie de commerciale, l’autre n’est pas intéressé par elle mais par ses performances qui peuvent lui rapporter davantage.

Il y a quelque chose derrière et elle veut savoir.

Très vite, les premiers entretiens font apparaître le même schéma sur le plan affectif. Elle n’a vécu que quelques années avec le père de sa fille et s’est séparée. Toutes les autres relations qui ont suivi n’ont duré que quelques mois ou quelques années.

Dans son histoire familiale, sa mère n’a vécu qu’un an avec son père. Ce dernier la voyait de temps en temps. Sa mère a rencontré un autre homme dont elle a eu deux filles. Elle a le sentiment d’être exclue de de cette famille qui ne la contacte pas, ne l’invite pas à Noël ou aux fêtes familiales.

Il a fallu du temps pour arriver à un moment clé de l’analyse. Reparlant de celui qu’elle appelle son « père biologique », elle a cherché à le retrouver à un moment particulièrement difficile dans sa vie. Il lui a annoncé qu’il n’était pas son père avec une phrase terrible : « tu es le fruit d’une passe ». Se retournant vers sa mère, celle-ci lui a confirmé les faits et avoué qu’elle était issue de la relation avec un homme « de passage ».

De « passe » à « passage » le signifiant traumatique insu a fait son œuvre. Sa marque est visible dans les symptômes dont elle se plaint. Elle fait et défait, comme elle le dit, ses relations professionnelles et affectives pour n’être que de « passage » afin d’éviter le risque d’effondrement si le désir de l’Autre vient à lâcher. La marque du signifiant traumatique est aussi visible dans le corps avec les vomissements et le transit trop rapide.

Le travail analytique a été émaillé de ces moments d’effondrement qui ont nécessité, dans le transfert, une opposition ferme au lâchage, à « la lâcheté morale » dont parle Lacan dans « Télévision ». Il a fallu soutenir ses engagements de formation pour obtenir un diplôme qui lui donnerait un début de reconnaissance symbolique, de nomination aux yeux des autres. Elle a pu retrouver du travail et avoir un salaire qui peut lui donner son autonomie. Le travail n’est cependant pas terminé.

Il reste la question de se faire l’objet de l’autre pour avoir quelques miettes de reconnaissance. Cette question est à référer à la jouissance particulière de ses deux parents et à elle-même en tant que cause de leur désir afin de desserrer l’étau du symptôme qui se répète.

Vincent Moreau

le 27 septembre 2021

Vous pouvez retrouver Vincent Moreau dans une interview où il fait le lien entre ce que sa propre psychanalyse lui a permis de découvrir, ses effets pour lui-même et dans sa pratique auprès de ses patients : Vincent Moreau « Un engagement pour la vie ». 

Clotilde LEGUIL : AU-DELÀ DU CONSENTEMENT

LA SUROBÉISSANCE

Extraits de « Céder n’est pas consentir » de Clotilde Leguil, PUF, 2021

Clotilde Leguil – Photo Samuel Kirszenbaum

Clotilde LEGUIL est psychanalyste, philosophe, membre et AE* de L’École la Cause freudienne (2017-2020), professeure des universités au département de psychanalyse de l’université Paris-VIII,  auteure de plusieurs essais dont  » L’être et le genre, Homme/Femme après Lacan » ,  » « Je » Une traversée des identités »*Le titre d’AE : Analyste de l’École est délivré pour trois ans à ceux qui, au terme de la procédure dite de la passe, sont jugés susceptibles, par la Commission responsable, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse.

Dans les premiers chapitres de son livre Clotilde Leguil tente de tracer la frontière entre céder et consentir. Consentir, « cum-sentire », c’est « se sentir avec l’autre en confiance ».1 Cela comporte un risque.

 « Céder », au sens où je le définis depuis une approche à la fois clinique et politique, ne touche pas seulement les affaires de la sexualité et de l’amour, mais aussi celle de la vie en société, celle de la vie professionnelle, celle de notre condition historique. Dans le champ du travail, de la vie professionnelle, il y a aussi des expériences traumatiques. Car le sujet a là aussi consenti à un certain engagement, depuis un contrat de travail, et le voilà pris dans tout autre chose, dans une forme d’aliénation qui peut éveiller l’angoisse. « Céder sans consentir » dans le monde du travail, c’est ne plus pouvoir répondre à ce qui est exigé, demandé, extorqué autrement qu’en continuant quand même. »2

«  Le consentement du sujet peut se voir instrumentalisé aussi bien dans la rencontre amoureuse, dans l’intimité familiale ou dans le monde du travail. (…) Il peut y avoir consentement au silence par croyance dans une autorité. Il peut aussi bien y avoir, dans le domaine du travail, désir de « bien » faire, de « tout » faire même, pour un emploi, pour un supérieur, pour un chef, au nom d’un idéal, ou d’une idéologie. Ce désir de « bien faire », lorsqu’il rencontre l’autoritarisme et parfois la perversion de l’autre, peut condamner le sujet à obéir au-delà même de son consentement. Pour le dire avec le philosophe Frédéric Gros, surgit alors la sur-obéissance3. Cette modalité de l’obéissance est une forme de soumission à ce que je ne veux pas. C’est parce que j’obéis en « me forçant » que je me sens en même temps coupable de ne pas obéir assez. C’est le principe même de ce que Freud et Lacan ont nommé le Surmoi. Plus je me force, plus je me sens coupable d’obéir sans y être vraiment mais en me contraignant moi-même. Plus je me maltraite, plus le Surmoi réclame que j’obéisse mieux. C’est en cet endroit que les exigences de l’autre rencontrent l’exigence intérieur du sujet.

Sur-obéir, ce n’est pas seulement obéir à l’autre, mais obéir au commandement intérieur qui vient de cette instance morale qu’est le Surmoi. Lorsque le sujet obéit au-delà de ce qu’il suppose qu’on attend de lui, pour prouver qu’il est bien tout entier dévoué à la tâche, pour prouver qu’il ne met aucune distance entre ce qu’on lui demande de faire et ce qu’il accomplit, pour prouver qu’il donne tout son temps, toute son énergie à ce qui devient le seul but de son existence, c’est là que la frontière entre « céder » et « consentir » est franchie. Ne plus s’autoriser à penser, ne plus avoir la moindre confiance en ce que l’on ressent, ne plus écouter ces signaux du corps qui disent le malaise silencieux, l’angoisse, parfois le dégoût, mais obéir et chercher à faire toujours mieux. Encore. La sur-obéissance est aux antipodes du désir.

Cette sur-obéissance est déjà le signe de ce à quoi le sujet a cédé, c’est-à-dire le signe de l’angoisse. À force de piétiner le désir et sur-obéir à autre chose, ça craque. Un jour, noir total. Où suis-je ? 4. »

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1Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p.31.

2Idem, p.41.

Frédéric Gros, Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017.

4 Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, op.cit., p.43-45.

Lettre de Anne GANIVET-POUMELLEC

STARTUPER, NOUVEL ORDRE MONDIAL ?

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Anne GANIVET-POUMELLEC est psychanalyste, Membre de l’École de la Cause freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse, responsable de l’institution Souffrances au travail-SAT, et membre de la FIPA : Fédération des Institution de Psychanalyse Appliquée.

Dans un entretien pour la revue Multitudes, Jacques-Alain Miller désigne le déchaînement contemporain, auquel nul n’échappe, sous le nom de ‘tsunami numérique’1.

Si nous pouvons aisément vérifier que l’ordre numérique, ainsi qualifié, secourt le capitalisme, il est plus délicat de saisir comment l’être-parlant ballotté par ce flux impétueux s’en réchappe ou y résiste, tout en s’y faisant. Deux analysants très décidés, promoteurs de start-up, ont pu éclairer cette question.

La start-up, élément nouveau dans le monde de l’entreprise, se nourrit imaginairement des astres de la Silicon Valley. Partir d’une recherche-bricolage dans un garage et terminer au firmament des valeurs boursières est un trajet qui recèle des bouffées d’ambition.

La start-up est un instrument hybride entre réalisme et utopie. D’une part, affine aux marchés financiers, elle va aller chercher une capitalisation auprès des fonds d’investissements parce qu’elle représente un pari de profit prometteur avant d’être une marchandise échangeable. En ce sens elle est le capitalisme financier comme tel. D’autre part la start-up est aussi, souvent, utopie ou en tout cas novation entre calcul et intuition.

La start-up est donc une jeune entreprise innovante à fort potentiel de développement, nécessitant un investissement important pour pouvoir financer sa croissance rapide.

L’entrepreneur de start-up est un être à part, en tant que jeune pousse, il expérimente un début dans la vie sans la moindre autonomie et passe son temps, avec d’autres comme lui, dans une ‘pépinière’, une ‘couveuse’, un ‘incubateur’ ou autre ‘accélérateur’, ces termes employés couramment dénotent une mise en culture dont on attend une récolte prometteuse, il est aussi reconnu comme celui qui prétend obtenir des moyens de paiement, il s’apercevra vite que tout son temps, son énergie seront employés à faire le beau auprès des organismes qui vont lui fournir de quoi exister comme entrepreneur.

Beaucoup de ces jeunes entrepreneurs en devenir jettent l’éponge, d’autres continuent et percent, d’autres encore vont être rachetés et amalgamés à une entreprise déjà-là ou une entreprise en devenir plus choyée par les fonds d’investissement, voire promue par les fonds à partir des expériences de création dont ils auront eu à connaître les fondamentaux.

Être startuper, c’est aussi « tout un art », dans le sens de l’artifice, il faut être capable de produire un « faire semblant » et le vendre, « fake it until you make it ». Persuader l’investisseur que preuve est faite d’une promesse. L’agilité est le trait de caractère du startuper, pouvoir pivoter, s’adapter, parfois jusqu’au point où le sentiment de perdre pied et de plonger dans la vague sans pouvoir respirer s’empare de l’être parlant.

Chacun de ces deux analysants avait connu la situation de salarié et s’y était senti à l’étroit.

Être startuper était donc une décision, pour autant rien ne prépare au quotidien d’un entrepreneur de start-up. Tony et John ont pris la décision – pour soutenir un désir qui, pour être à l’origine de leur aventure, est ensuite secoué et mis à mal – de venir en parler à un psychanalyste. John a noué sa demande d’analyse à la création de sa start-up. Tony était déjà en analyse quand ce changement professionnel s’est imposé à lui. Si pour John, l’objet s’est différencié, complexifié, ramifié et son désir s’en est trouvé raffermi, pour Tony, c’est au prix de s’en détacher que son désir a trouvé sa pente.

Créateur de start-up n’est pas le nom d’un symptôme contemporain mais se faire le nouvel homme du discours du capitalisme n’est pas sans risque. « Ce qui distingue le discours du capitalisme est ceci – la Verwerfung, le rejet en dehors de tous les champs du symbolique […] de la castration. Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement les choses de l’amour »2.

Veiller à ce que les choses de l’amour – par le lien vérifié du partenaire-symptôme et la mise en jeu du semblant d’objet a qu’est l’analyste – ne soient pas laissées de côté est d’une bonne inspiration ; c’est un pari que Tony et John ont fait mais pour chacun la bifurcation est singulière.

Pour John, la création de l’entreprise est l’occasion d’une véritable fondation, d’un pacte de jouissance qui se concentre et se resserre. Pour Tony, il s’agit plutôt de desserrer, prendre une distance avec ce partenaire-symptôme qui fait le maître et du même mouvement, retrouver une agilité où les partenaires se pluralisent, ne plus être le promoteur. Tous deux continuent leur analyse3.

le 28 octobre 2020

1. Entretien avec Gilles Chatenay, Éric Laurent, Jacques-Alain Miller Le calcul du meilleur : alerte au tsunami numérique – Multitudes 2005/2 (n°21) p. 195-209.

2. Lacan J., « Je parle aux murs », Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 96.

3. Cet article a fait l’objet d’une parution plus détaillée dans la revue La Cause du désir n° 105. p. 73 – 78.

LE MATÉRIEL HUMAIN de Aurélie PFAUWADEL

Aurélie PFAUWADEL est membre de l’École de la Cause freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse, et AE en exercice : ce titre d’Analyste de l’École est délivré pour trois ans à ceux qui, au terme de la procédure dite de la passe, sont jugés susceptibles, par la Commission responsable, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse.

Extraits 1

L’organisation contemporaine du travail s’imprime profondément dans la chair et dans les paroles des homo-economicus que nous sommes. Les psychanalystes entendent quotidiennement ce que le travail fait aux corps parlants et ce qu’ils en font aussi bien. Accueillant une variété bariolée de gens exerçant toutes sortes de métiers, ils en apprennent long sur les recoins les plus insoupçonnés du « monde du travail ».  […]

En psychanalyse aussi, le terme « travail » appartient à notre clavier conceptuel : du travail du rêve, qui a conduit Freud à inventer la psychanalyse, à la thèse lacanienne de l’inconscient comme « travailleur idéal2» qui turbine au service de la jouissance, sans jamais se fatiguer, jusqu’au travail du transfert qui, par amour adressé au savoir, met à la tâche de cerner le chiffre de sa destinée. Il est notable que Lacan, lorsqu’il formalise les différents types de liens sociaux sous la forme des quatre discours, désigne l’une des places comme étant celle du « travail ». Qu’est-ce à dire sinon que dans tout lien social, ça travaille, mais qu’il ne s’agit pas de la même production, ni du même travail, en fonction du discours que ça vient servir ?

Que l’injonction « Travaille ! » soit l’impératif par excellence du discours du maître, cela ne date pas d’hier. [Mais …] L‘armature symbolique qui attachait les sujets à des métiers ou des entreprises, leur procurant reconnaissance narcissique et sociale, solidarités et idéaux collectifs, a été attaquée à l’acide par les conditions modernes de travail. […]

L’inventivité perverse des méthodes de management pour maximiser la productivité, l'(auto)évaluation permanente, l’angoisse panique du chômage poussent les travailleurs au bout de leurs limites.  « Risques psychosociaux » et « burn-out » viennent nommer la menace de cassure qui plane sur le « matériel humain » dès lors que le travail agresse le nouage symptomatique qui amarre un sujet. 

Le 25 juin 2020

1 Ces extraits sont publiés ici avec l’aimable autorisation de leur auteure. Le texte dans sa version intégrale est l’éditorial du N° 99 de la revue LCD, La Cause du désir, « TRAVAILLE ! » SUIVRE CE LIEN, Navarin Éditeur, Paris, 2018, p.6-7.

2 Lacan J., « Télévision », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.518.

Lettre de Dominique CARPENTIER

LE LIEN SOCIAL EN QUESTION

UNE RÉPONSE PARMI D’AUTRES, CELLE DE LA PSYCHANALYSE

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Dominique Carpentier est psychologue clinicienne en CMPP, psychanalyste à Laval et à Rennes, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

Depuis plusieurs années, Élisabeth Marion filme et interviewe des sujets aux prises avec des difficultés dans leur travail et interroge, de manière à chaque fois originale, ce qui a conduit tel professeur, tel artiste, tel responsable d’entreprise etc. à avoir recours à la psychanalyse. Plus exactement, ce qui a poussé chacun à adresser sa plainte, sa question, un quelque chose – d’indicible à l’origine –, à un analyste. Et nous constatons, au fur et à mesure que la collection de ces interviews s’enrichit, que résonne et s’établit entre ces sujets un lien qui touche leur manière d’être en relation – avec l’autre, les autres – au sein de l’entreprise ou dans l’institution. On entend ce qui a changé dans cette adresse au « psy » : un soulagement dans un lien social devenu plus souple aux partenaires de leur vie, personnelle comme professionnelle.

« Il n’y a que ça, le lien social1 » a servi de trame à l’élaboration d’un ouvrage de l’Association de la Cause freudienne, Val de Loire-Bretagne (ACF-VLB), « Accès à la psychanalyse N°12 », sorti en octobre 2019, pour affiner ce terme de vie en société en soulignant l’engagement du psychanalyste dans la cité. Contrer la pente actuelle à l’évaluation tous azimuts, au comptage – sans reste – et à « l’efficacité », invite à interroger les items servis sans limite au sujet, dans le cadre professionnel en particulier. Le « burn-out », la souffrance au travail, mais aussi le délitement de ce qui « fait famille », les incivilités, la montée en puissance des ségrégations et l’insécurité généralisée trouvent leurs racines dans la montée au zénith de l’objet a, véritable partenaire du sujet contemporain, qui souffre d’isolement quand ce lien se défait, quand le dialogue n’a plus cours et que l’impératif a remplacé la conversation, pourtant nécessaire pour savoir-faire avec le malentendu.

Les semblants du « vivre ensemble » sont mis à mal, il nous faut d’une part le reconnaître, sans nostalgie, et d’autre part, ne pas s’en désoler. Le pari que fait Lacan, et Freud avant lui, quand il écrit « Malaise dans la civilisation » en 1930, est celui du désir, moteur de la vie. Freud l’écrit après la Grande Guerre, (14/18) et nous invite à saisir que ce malaise, s’il est attribuable à des décisions humaines dans l’exercice de la politique, concerne aussi chacun, intimement. Freud découvre que le sujet « ne veut pas son bien », et met à jour la pulsion de mort. Lacan traduira cet au-delà du principe du plaisir en termes de jouissance. Le sujet qui souffre de ses réminiscences, comme l’écrit Freud dans « Construction en analyse », en 1937, en jouit. «  Il faut croire à l’inconscient » est une des solutions possibles, croire à la rencontre entre celui qui parle, et celui qui peut entendre dans ce qui se dit, ce qui s’entend de la solitude de chacun dans son rapport à l’autre, aux autres. La cure permet au sujet de prendre en charge une part de sa jouissance pour qu’il se fasse responsable du lien qu’il tisse avec les autres.

Le parlêtre, le sujet dira-t-on encore, est pris entre deux faces de notre civilisation, qui d’un côté l’appelle à jouir – de l’objet désormais en excès – et de l’autre, lui promet un sens au hors-sens qui gouverne notre monde déboussolé. Le chaos de ce début 2020, la planète qui brûle en Australie, les menaces de guerres au Moyen Orient, le terrorisme, la multiplication de la mise à jour d’affaires de mœurs, de pédophilie, de violences faites aux femmes nous conduit à repenser ce lien social, on le voit, toujours au bord d’être abîmé, et pourtant toujours là, essentiel aux sujets qui ne vivent que de leur rapport aux petits autres qui les entourent. La psychanalyse, qui ne propose aucune recette d’un état de « bonheur » dit au contraire qu’il n’y a pas d’harmonie de l’homme avec son environnement, dans la relation amoureuse, dans la vie sociale en général. Cela permet de soulager le sujet de son idée de devoir « réussir sa vie », trouver le bonheur, d’être « idéal et parfait », performant et sans faille. La psychanalyse sait que le programme de la vie, « ça rate », et c’est sa force. Le ratage est ce malentendu qui résonne entre l’intention de dire, et ce que dit vraiment le sujet, dans son rapport à l’autre, jamais à la hauteur de ce qu’il en attend, lui-même prompt à ne pas être celui qu’on attend. La psychanalyse permet de se saisir de ce décalage entre dire et dit, ce qui fait sa force d’invention et de création, pour accueillir, de manière la plus singulière à chaque fois, ce que chacun fait de sa rencontre toujours traumatisante avec le fait de parler, de vivre en société.

Le 26 janvier 2020

1Lacan J., Le Séminaire, livre 18 L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 246.

Lettre de Michel GROLLIER

SORTIR DU HORS LIMITE DANS LE TRAVAIL

Michel Grollier

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Michel Grollier est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse, et professeur de psychopathologie clinique à l’Université de Rennes 2.

Il s’était retrouvé chez un psy après avoir constaté qu’il ne pouvait pas en faire encore plus dans son travail. Il s’était alors effondré et réfugié dans ce qu’il nomme sa dépression. Issu d’un milieu croyant, pétri de valeurs, il s’était lancé dans sa vocation enseignante, animé par une volonté de « porter la bonne parole ». Il avait bien entendu choisi un cadre institutionnel confessionnel après s’être marié avec une jeune femme longtemps fréquentée, rencontrée lors d’une retraite religieuse. Ils ont rapidement plusieurs enfants. Dans le couple, c’est lui qui assume toutes les charges administratives et au bout de peu d’années, il constate qu’il n’assure plus, que la transmission n’est pas satisfaisante et que l’épuisement le terrasse. Il sera arrêté deux ans, sous traitement antidépresseur, accompagné d’un psychiatre « qui le sort du trou » dit-il. Après avoir repris le travail, il se laissera de nouveau gagner par sa volonté de faire, « de servir » et prendra de nouveau des responsabilités. Jusqu’à se retrouver à la tête d’un important organisme.

C’est durant cette période qu’il vient me rencontrer. Le « trop » ne l’atteint plus directement, mais se répercute sur sa famille et il a l’idée que le risque est grand ; il veut savoir ce qui l’entraîne et le contraint. Sa femme, qui a été malade, a pris ses distances, mettant en cause leur intimité de couple. De plus, ils ont à traiter de graves problèmes de santé chez les enfants.

Confronté à l’interrogation que j’incarne, un « pourquoi » qui en fait le taraude, il déplie et interroge alors tous les idéaux qui le conduisent dans ses actes, les déclinants et les soupesant à l’aune de son expérience. Au fond, il se découvre moins dupe de ceux-ci, interrogeant la façon dont le collectif interprète ces mêmes idéaux et les faisant ainsi chuter un à un. Il questionne « l’adhésion à des valeurs transmises » qu’il « s’est accaparées » dit-il un jour, mais qui « font partie de lui désormais » rajoute-t-il. Ce constat qu’il m’énonce lui donne alors une distance satisfaisante vis à vis de ses contraintes, cela ne le conduit pas à un rejet global de forme cynique, mais à relativiser la part de son action dessus.

Et c’est ainsi qu’après avoir mené à bien une importante mission, il demandera a intégrer un poste moins prenant, qui lui laissera du temps pour se repositionner dans sa vie personnelle.

Il lui reste alors à interroger sa vie intime, à saisir ce qui, chez son partenaire, lui fait encore obstacle, ce qui relève de ce qu’il peut endosser, et ce qui reste l’apanage de sa femme. Le transfert a alors changé, il ne déconstruit plus mais bâtit à tâtons, cherchant dans ce qui lui fait retour ce qui l’autorise. Sa question passe de comment interpréter l’autre ? à que souhaite-t-il pour eux ? Le travail est toujours là, avec la part d’idéal nécessaire à son action, mais le sujet s’est repositionné au cœur de la question de ses choix et déplace ce qui pour lui fait lien social.

Lettre de Nathalie MORINIÈRE

Nathalie Morinière

EXPERTE

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Nathalie MORINIÈRE est membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse

Divorcée depuis un an, Annie demande à rencontrer un psychanalyste pour tenter de traiter l’angoisse qui l’envahit et l’empêche d’assumer sa fonction de directrice d’une grande entreprise, ce qui est tout nouveau pour elle. Annie se présente comme une battante. En plein divorce, elle souhaite prendre sa revanche sur la vie, et rebondir suite au laisser-tomber de son mari. Elle veut prouver à tout le monde qu’elle est « une femme capable d’être à la hauteur de ses propres ambitions, et tel un homme d’occuper un poste de chef d’entreprise », dit-elle. Récemment recrutée par un grand groupe financier, Annie ne compte pas ses heures de travail. Son investissement professionnel lui permet « d’oublier son chagrin » et de tromper l’ennui à l’idée de se retrouver seule le soir, dans son studio. Mais c’est sans compter l’anéantissement qui la guette. Coincée dans cette spirale de devoir travailler toujours plus, et prise dans ce qui la déborde, Annie ne parvient pas à renoncer à cette position de jouissance morbide. Elle décide de se faire aider par un coach pour tenter de faire face aux impératifs financiers attendus. Mais rien n’y fait. Annie est abattue et se désespère en pensant à l’avenir. Âgée de 48 ans, elle craint de « finir comme sa mère et d’être conduite au suicide ».

L’analyse va lui permettre de nommer l’absurdité de son épuisement et l’autoriser à prendre les décisions qui lui conviennent.

Au cours d’une séance, elle dit : « je suis un espert dans le domaine ». Ce signifiant « es-pert » que je fais résonner, va inaugurer une temporalité nouvelle dans le travail de la cure. En un éclair, Annie mesure la portée de cette équivoque homophonique qui vient toucher cette part de jouissance indicible. « Es-pert » et non pas « experte », ce lapsus évocateur est propice au déchiffrage du symptôme. Annie m’explique avoir toujours souhaiter répondre au vœu de son père qui désirait avoir un fils afin qu’il puisse reprendre la relève de la ferme. Elle « s’est battue toute sa vie pour obtenir sa reconnaissance » dit-elle avec amertume. Elle garde en elle la marque de son manque d’amour et l’absence de reconnaissance de sa part, malgré tous les efforts déployés pour se faire aimer de lui. Il lui fallait ressembler à un homme pour tenter d’obtenir le regard de son père qu’elle admirait plus que tout.

Suite à cette élaboration, un rêve se produit et lui permet de dénouer ce qui, dans son inconscient, avait été refusé. Dans la scène onirique qu’elle énonce, son père est en larmes et elle ne sait que faire pour le consoler. Avec l’analyse du rêve, elle épingle le signifiant « larmes » qu’elle fait résonner : « larmes » devient « l’arme », objet phallique par excellence auquel elle-même, s’est identifiée. Par cette équivoque, elle réalise la position d’identification masculine qu’elle occupe et qui lui permet de faire exister par la voie du symptôme, le phallus imaginaire.

Ce moment-clé dans l’analyse l’autorise à accueillir sa position de femme. Dès lors, Annie ne sera plus déterminée par cet impératif surmoïque à « faire l’homme » et saura trouver les moyens nécessaires pour changer de travail et occuper un poste qui correspond à un nouveau désir : « celui de prendre soin d’elle tout en mettant en œuvre sa réelle expertise ».

Le 08 juin 2019

Lettre de Dalila ARPIN

IN-DÉPENDANCE

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Dalila ARPIN

Dalila ARPIN est Membre de l’École de la Cause freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse,  AME (Analyste membre de l’École) et AE en exercice : ce titre d’Analyste de l’École est délivré pour trois ans à ceux qui, au terme de la procédure dite de la passe, sont jugés susceptibles, par la Commission responsable, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse.

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Suite au décès de sa grand-mère, Vincent s’adresse à une psychanalyste. Sa crainte ? Finir sa vie, ruiné, comme elle. La grand-mère est morte dans la déchéance, après 30 ans de réclusion, chez elle. Des tas de déchets s’accumulaient dans sa demeure, qui était devenue un vrai dépotoir. Cette dame avait fait fortune dans une forme d’artisanat qui avait beaucoup rapporté. Elle était la propriétaire de trois magasins qui vendaient sa production. Mais une mauvaise gestion avait eu raison de sa fortune et elle s’est retrouvée en prison, par soupçon d’escroquerie.

Le chemin de l’analyse permet à ce jeune homme de se donner un tout autre objectif : passer de la « destruction » à la « construction » et dans ce sillon, tracer un avenir différent de celui de la grand-mère mais aussi de son père, qui a fait faillite, s’endettant à vie et vivant dans la précarité.

Au moment où il est question de nettoyer la maison de la grand-mère pour la vendre, notre analysant comprend que c’est à lui de bâtir autre chose dans la famille, au lieu d’accepter passivement cet héritage.

Adolescent, Vincent avait connu une période d’errance, de dépendance aux drogues et aux jeux vidéo. Il sait transformer cette addiction en métier et devient informaticien. Mais quelque chose reste encore à faire, d’où son adresse à la psychanalyse. Ses emplois successifs lui laissent un goût d’amertume. Il est toujours malmené par ses supérieurs, qui ne reconnaissent pas son travail, tout comme son père.

Dans un premier temps, Vincent trouve la reconnaissance dans l’écriture d’une nouvelle, qui est publiée dans une revue spécialisée. Ensuite, il se saisit de deux signifiants : « artiste », qui représente le travail de la grand-mère, et « indépendant », qui vient nommer son désir. Il quitte alors son travail comme salarié et monte sa propre entreprise, destinée au commerce de l’art.

Un rêve vient nommer ce dont il s’agit, en réalité : il rêve qu’il achète un tableau mais quand il arrive chez lui, il ne lui plait plus. Il essaie de le rendre, mais la galerie ne le reprend pas. Il insiste et se dit qu’il devra le vendre à moindre prix. Ce rêve lui parle de l’objet précieux, l’objet du désir, qu’il a pendant longtemps négligé mais qu’il prend très au sérieux, dorénavant.

Son chemin aura été celui de la dépendance à l’Autre, à l’assomption d’une indépendance, désirée et aussi bien, redoutée.

Dalila Arpin

Le 6 avril 2019

Lettre de Normand CHABOT

TOUBIB OR NOT TO BE 

Normand Chabot

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Normand Chabot est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Président fondateur de « parADOxes », un lieu et un lien pour les 11-25 ans – consultations psychanalytiques gratuites – ateliers CV et d’écriture.

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Paul, la quarantaine, consomme depuis l’âge de 18 ans toutes sortes de produits. Issu d’une famille en grande souffrance, il parvient à faire de longues études dans le champ médical. Je l’ai reçu en Centre spécialisé pour addictions.

Tristesse, dépression, angoisse sont les trois mots d’ordre qui le poussent à poser une demande urgente. Il est épuisé de vivre, rien ne tient. L’inconsistance épingle ce sujet au bord du gouffre : il veut tout lâcher.

L’instabilité le détermine : Paul est un médecin gravement malade, un ancien urgentiste dans l’urgence psychique et socio-professionnelle, un alcoologue alcoolique, un prescripteur toxicomane, une oreille sans voix et, enfin, une voie sans but. Le suicide lui semble une solution possible.

De ces symptômes Paul connaît le nom, les raisons et les remèdes. Il ne sait pas tout, puisqu’il consulte à tire-larigot : médecin, psychiatre, acupuncteur, ostéopathe, etc. C’est suite aux échecs thérapeutiques répétitifs, qu’il me contacte pour entamer une analyse. Paul veut un autre lieu et un autre lien, pour paraphraser Jacques-Alain Miller.

Pour Paul, il y a une tentative de chiffrer la jouissance dans le corps, de la localiser de façon précise sur la fonction d’un organe. La drogue serait ainsi une solution pour condenser la jouissance au niveau du corps.

Devrons-nous accepter l’annonce de Paul de démissionner, voire d’entreprendre une reconversion professionnelle ? Cette question est cruciale, d’autant que j’ai l’impression que le choix de devenir médecin a été sa façon, en mobilisant tout un savoir, de trouver une fonction aux organes, une raison aux comportements.

Mais Paul a la malencontreuse intuition qu’il sera pour l’éternité, la tête de Turc idéal, le souffre-douleur de l’univers. Il parcourt ainsi la France, de cures en post-cures, de cliniques en hôpitaux psychiatriques, traînant sa dépression noyée d’addictions diverses, toujours avec les mêmes difficultés relationnelles (avec les collègues, les connaissances et aussi avec les femmes).

Paul a pu me donner quelques coordonnées de ce qu’il nomme ses « graves rechutes » : ce sont les relations amoureuses avec les femmes. Lacan disait, dans ses conférences aux USA, que la psychose est une sorte de faillite de l’amour.1

Suite à une mauvaise rencontre sentimentale, Paul sera littéralement atterré, il viendra déposer en entretien son scénario, avec son invariable unhappy end.

Les séances d’analyse ont permis de contenir son désespoir, en soutenant un moi-idéal : bord subjectif qui jadis n’avait pas de limites. Avec l’appui de cet autre fiable bien que sans garantie qu’est l’analyste, Paul a pu reprendre son bâton de pèlerin – son errance est désormais cadrée – en maintenant un lien socioprofessionnel plus pacifié. Toubib il est redevenu, pratiquant à son rythme, sans trop d’attache ni de décrochage. Ce ne fût pas sans effort avec quelques conseils, ni sans l’œuvre de certains interdits. L’oxymore demeure un outil pragmatique quand le corps et la langue foutent le camp. En un mot : comment accompagner un corps déserté qui manque d’une langue pouvant le représenter ? Il faut être deux, dans ce duo singulier qui se nomme psychanalyse.

Normand Chabot 

le 20 février 2019

1 Scilicet n°6/7, 1976, p.16.

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