Dominique CARPENTIER : Le lien social en question…

…UNE RÉPONSE PARMI D’AUTRES, CELLE DE LA PSYCHANALYSE

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Dominique Carpentier est psychologue clinicienne en CMPP, psychanalyste à Laval et à Rennes, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

Depuis plusieurs années, Élisabeth Marion filme et interviewe des sujets aux prises avec des difficultés dans leur travail et interroge, de manière à chaque fois originale, ce qui a conduit tel professeur, tel artiste, tel responsable d’entreprise etc. à avoir recours à la psychanalyse. Plus exactement, ce qui a poussé chacun à adresser sa plainte, sa question, un quelque chose – d’indicible à l’origine –, à un analyste. Et nous constatons, au fur et à mesure que la collection de ces interviews s’enrichit, que résonne et s’établit entre ces sujets un lien qui touche leur manière d’être en relation – avec l’autre, les autres – au sein de l’entreprise ou dans l’institution. On entend ce qui a changé dans cette adresse au « psy » : un soulagement dans un lien social devenu plus souple aux partenaires de leur vie, personnelle comme professionnelle.

« Il n’y a que ça, le lien social1 » a servi de trame à l’élaboration d’un ouvrage de l’Association de la Cause freudienne, Val de Loire-Bretagne (ACF-VLB), « Accès à la psychanalyse N°12 », sorti en octobre 2019, pour affiner ce terme de vie en société en soulignant l’engagement du psychanalyste dans la cité. Contrer la pente actuelle à l’évaluation tous azimuts, au comptage – sans reste – et à « l’efficacité », invite à interroger les items servis sans limite au sujet, dans le cadre professionnel en particulier. Le « burn-out », la souffrance au travail, mais aussi le délitement de ce qui « fait famille », les incivilités, la montée en puissance des ségrégations et l’insécurité généralisée trouvent leurs racines dans la montée au zénith de l’objet a, véritable partenaire du sujet contemporain, qui souffre d’isolement quand ce lien se défait, quand le dialogue n’a plus cours et que l’impératif a remplacé la conversation, pourtant nécessaire pour savoir-faire avec le malentendu.

Les semblants du « vivre ensemble » sont mis à mal, il nous faut d’une part le reconnaître, sans nostalgie, et d’autre part, ne pas s’en désoler. Le pari que fait Lacan, et Freud avant lui, quand il écrit « Malaise dans la civilisation » en 1930, est celui du désir, moteur de la vie. Freud l’écrit après la Grande Guerre, (14/18) et nous invite à saisir que ce malaise, s’il est attribuable à des décisions humaines dans l’exercice de la politique, concerne aussi chacun, intimement. Freud découvre que le sujet « ne veut pas son bien », et met à jour la pulsion de mort. Lacan traduira cet au-delà du principe du plaisir en termes de jouissance. Le sujet qui souffre de ses réminiscences, comme l’écrit Freud dans « Construction en analyse », en 1937, en jouit. «  Il faut croire à l’inconscient » est une des solutions possibles, croire à la rencontre entre celui qui parle, et celui qui peut entendre dans ce qui se dit, ce qui s’entend de la solitude de chacun dans son rapport à l’autre, aux autres. La cure permet au sujet de prendre en charge une part de sa jouissance pour qu’il se fasse responsable du lien qu’il tisse avec les autres.

Le parlêtre, le sujet dira-t-on encore, est pris entre deux faces de notre civilisation, qui d’un côté l’appelle à jouir – de l’objet désormais en excès – et de l’autre, lui promet un sens au hors-sens qui gouverne notre monde déboussolé. Le chaos de ce début 2020, la planète qui brûle en Australie, les menaces de guerres au Moyen Orient, le terrorisme, la multiplication de la mise à jour d’affaires de mœurs, de pédophilie, de violences faites aux femmes nous conduit à repenser ce lien social, on le voit, toujours au bord d’être abîmé, et pourtant toujours là, essentiel aux sujets qui ne vivent que de leur rapport aux petits autres qui les entourent. La psychanalyse, qui ne propose aucune recette d’un état de « bonheur » dit au contraire qu’il n’y a pas d’harmonie de l’homme avec son environnement, dans la relation amoureuse, dans la vie sociale en général. Cela permet de soulager le sujet de son idée de devoir « réussir sa vie », trouver le bonheur, d’être « idéal et parfait », performant et sans faille. La psychanalyse sait que le programme de la vie, « ça rate », et c’est sa force. Le ratage est ce malentendu qui résonne entre l’intention de dire, et ce que dit vraiment le sujet, dans son rapport à l’autre, jamais à la hauteur de ce qu’il en attend, lui-même prompt à ne pas être celui qu’on attend. La psychanalyse permet de se saisir de ce décalage entre dire et dit, ce qui fait sa force d’invention et de création, pour accueillir, de manière la plus singulière à chaque fois, ce que chacun fait de sa rencontre toujours traumatisante avec le fait de parler, de vivre en société.

Le 26 janvier 2020

1Lacan J., Le Séminaire, livre 18 L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 246.

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