Sylvie MOTHIRON – Le psychanalyste au travail : « faire des vagues »

Cette série de « Textes de psychanalystes » a pour intention de mettre en valeur la place que peut prendre le travail dans l’analyse d’un sujet. Sylvie MOTHIRON y répond d’une manière jusque là inédite puisque c’est sur le psychanalyste qu’elle fait porter sa réflexion : 

Le psychanalyste au travail – PDF

Le dire de l’analysant « (…) c’est un autre truc » dit Lacan, que celui des dits qui résultent d’une parole pleine, saturée par le sens et vidée de ses dires, où se répètent les tours de l’insatiable demande du sujet qui parle en analyse. Revient à l’analyste par son interprétation, de se situer au centre de cette contradiction qui marque l’opération analytique, entre l’exclusion du sens et la portée des mots, que Lacan continue d’interroger à la toute fin de son enseignement.

C’est précisément de cet endroit qui résonne avec l’expérience de mon propre parcours analytique, que se pose pour moi le désir de déplier cette question. Sans nul doute, ce parcours, qui est le mien, oriente aujourd’hui ma pratique de psychanalyste qui indéniablement recourt au sens alors que l’idée même de réel l’en exclut.

Comment apparaît l’expression de l’inconscient lors d’une psychanalyse ? Elle s’accorde au mouvement de la motion pulsionnelle dont la formule cachée tente de s’articuler dans le récit de chaque analysant. Il appartient alors à l’analyste par son interprétation d’en révéler à l’occasion le sens caché, en tenant compte de cet éclairage qu’apporte Lacan à la fin de son enseignement :« l’interprétation est faite pour faire des vagues et non pour être comprise 1».

1- Saisir l’insaisissable

En 1953 dans Fonction et champ de la parole et du langage, Lacan résout l’analyse par le déchiffrage. Cette période marquée de la prégnance du symbolique, applique un essorage par le sens principalement articulé par le langage, du fait comme il l’énonce que « l’inconscient est structuré comme un langage. » Cette thèse très forte au début de son enseignement se repère également dans les modalités de l’interprétation. La dimension de la « résonance sémantique » du signifiant y prévaut, les références empruntées à la linguistique, aux figures de style littéraires telles que la métonymie ou la métaphore, permettent la révélation d’un savoir inconscient voué à délivrer le sens caché dans le symptôme. Interpréter revient à opérer sur et avec le signifiant, pour clarifier ou faire advenir un sens, l’équivoque signifiante étant elle-même pressée par ce même sens.

Dans l’Étourdit en 1972, c’est par la fonction du dire que Lacan ramène le réel dans la parole du sujet, au point d’en faire un événement de dire. Le dire qui émerge dans le discours de l’analysant témoigne alors d’une impossibilité à dire toute la vérité, à dire le vrai du réel et par conséquent, atteste d’une vérité qui ne peut s’énoncer que menteuse. Entre le dire et les dits de l’analysant se dessine un espace, un écart, un intervalle, que le poète, écrivain et calligraphe François Cheng, qui travailla sur la poésie chinoise avec Jacques Lacan dans les années 1970, appelle le vide médian. Lacan portera à cette notion un intérêt tout particulier, y repérant « une parole qui se saisit aussi bien dans ses effets de sens que dans ses effets de trou ». Il localisera en cet espace, un lieu particulier où circule entre les interstices des mots, l’insaisissable du sujet. Soit, ce qui persiste à ne pas se dire, qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, ou ne s’écrit qu’à « s’attraper de la lettre qui enserre le réel », et ne se gagne que par l’intervention de l’analyste, qui peut permettre à l’analysant de s’éveiller à son propre dire.

Par conséquent, si la psychanalyse s’intéresse au sens, c’est en tant qu’il échappe, car précisément, c’est à cet endroit que quelque chose de l’ordre d’un réel peut se saisir.

2- Du sens au son – Surprise !

C’est au-delà de l’équivoque qui nourrit le sens, que l’analyste va orienter son tir et faire sourdre la sonorité d’un signifiant qu’il choisit de faire résonner, hors sens, tel un Witz2, qui par effet de surprise peut produire le réel d’un effet de sens.

L’intervention de l’analyste s’attrape ici, dans l’effet d’un dire, qui porte au-delà de la parole, à condition de le saisir, ce dire, non pas par l’imaginaire ou le symbolique, mais plutôt par le réel. Le travail de l’analyste consiste donc à ajuster sa posture afin d’accueillir, mais aussi de susciter autre chose que le sens par l’interprétation. Celle-ci n’est pas théorique, ni suggestive, ni impérative nous dit Lacan, mais elle est équivoque : comme le signifiant elle ouvre à plusieurs significations. Il s’agit donc, pour l’analyste de se faire caisse de résonance, mais aussi point d’obstacle afin de renvoyer au sujet l’écho de son dire dans le réel. De viser précisément ce qu’il s’agit d’atteindre par le maniement du son, car « dans ce qui est dit, il y a le sonore, et que ce sonore doit consoner avec ce qu’il en est de l’inconscient. 3 ».

En se jouant de l’équivoque signifiante pour en déjouer le sens, et faire qu’un sens advienne dans le réel, l’analyste choisit de surprendre l’analysant, de le déranger de la routine du blabla où parfois il ronronne voire, s’endort. Comme le dit Jacques-Alain Miller dans la préface du Conciliabule d’Angers, l’analyste se fait ici « surpreneur de réel », faisant du réel sa boussole pour s’orienter dans sa pratique. Dans son intervention qui fait de son interprétation un acte, il vise « l’Un du sujet », entendons qu’il prend précisément pour cible, ce qui reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend, afin qu’ex-iste ce qui, derrière ce qui se dit, reste bien trop souvent, trop longtemps, oublié.

En ouverture de son Séminaire Les Écrits techniques de Freud, Lacan initie déjà cette voie de la surprise, en portant cette indication si précieuse pour l’analyse et essentielle pour l’analyste : « Le Maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. »4 De cette manière, l’interprétation de l’analyste se décale du sens. Elle va du sens au son, parfois même, comme pour le Maître Zen il s’agit simplement « de faire signe » et ainsi de provoquer des effets de vagues qui ne sont pas faits pour être compris. Écouter, couper, scander, interrompre le discours de l’analysant, ou laisser résonner le dire silencieux de l’analyste, autant de postures qui visent à surprendre le sujet, à le réveiller de la routine du sens. Mais aussi et surtout, à faire vibrer autrement le signifiant élu, celui qui fera mouche.

La surprise n’a d’intérêt pour Lacan que dans le cas où elle peut dénouer le sens, qui intimement emmêlé à la certitude qu’en a le sujet contribue à tisser la trame de son symptôme. Ceci peut lui permettre d’initier un nouveau nouage. La surprise provoque ainsi la rupture avec le sens, le savoir et le fantasme ouvrant de nouveaux horizons au sujet. En cela, elle confirme ce qu’en disait déjà Lacan en 1967 : « Ce que nous avons à surprendre, est quelque chose dont l’incidence originelle fut marquée comme traumatisme. »5

3- Trouvaille du sujet – Une fulgurance !

L’indication que Lacan nous livre sur le mot d’esprit nous éclaire justement sur l’esprit avec lequel il entend manier l’interprétation à la fin de son enseignement. Il s’agit pour lui de « coincer le réel », de « le ferrer ». Il interroge : « Pourquoi est-ce qu’on n’inventerait pas un signifiant nouveau ? Un signifiant par exemple, qui n’aurait comme le réel aucune espèce de sens. (…) C’est même en ça que consiste le mot d’esprit. Ça consiste à se servir d’un mot pour un autre usage que celui pour lequel il est fait, on le chiffonne un peu, c’est dans ce chiffonnage que réside son effet opératoire. » 6

À suivre Freud, la structure du mot d’esprit consiste en un Witz ou lapsus réussi, lorsque surgi de l’inconscient, il parvient à en surprendre l’auteur lui-même et à se faire authentifier par un tiers. Soutenir une telle pointe de l’esprit (Einfall), elle-même à l’origine d’un message incongru, permet, comme nous l’indique Lacan, de promouvoir l’idée de « nouveau » dans le dire. Il précise : « Un signifiant nouveau qui n’aurait aucune espèce de sens, ce serait peut-être ça qui nous ouvrirait à ce que, de mes pas patauds, j’appelle le réel. Pourquoi est-ce qu’on ne tenterait pas de formuler un signifiant qui contrairement à l’usage qu’on en fait actuellement, aurait un effet ? »7 Lacan insiste ici, sur le mot d’esprit en tant qu’il produit un effet de surprise. Sa dynamique ouvre un espace, un écart qu’il ne s’agit justement pas de saturer par le sens, mais au contraire de laisser à la libre interprétation du sujet, qui lui-même en sera étonné et surpris par l’inattendu de sa propre trouvaille. Cette découverte inaugure pour le sujet une perte qui implique pour lui l’émergence d’un nouveau savoir, qui le dérange dans ses certitudes et lui ouvre la possibilité d’écrire une nouvelle version de son histoire, un nouage inédit.

Synthétique, immédiat et fulgurant, le mot d’esprit est comparable à la vitesse de l’éclair/Blitz, ce qui conduit Lacan à le traduire par « trait d’esprit ». Il en accentue de cette manière la fulgurance langagière par la consonance entre Blitz et Witz et souligne le caractère « hors » sens, ce qui est à entendre du côté du « pas- de- sens », comme on dirait pas-de-vis, ou pas-de-quatre… « C’est le pas vidé de toute espèce de besoin. (…) Qui dans le trait d’esprit peut tout de même manifester ce qui en moi est latent de mon désir (…) et c’est quelque chose qui peut trouver écho dans l’Autre, mais pas forcément. Dans le mot d’esprit, l’important est que la dimension du pas-de-sens soit reprise, authentifiée. »8 Et Lacan dajouter que si le mot d’esprit a un sens, « c’est justement d’équivoquer », et « c’est en cela qu’il donne le modèle de la juste interprétation analytique. »

Cet exemple du mot d’esprit illustre parfaitement la définition de l’interprétation apophantique que Lacan donne dans l’Étourdit, en se référant à l’oracle : « il ne révèle ni ne cache, mais en tant qu’il fait signe ». Précisément, il s’agit d’une interprétation qui n’implique pas forcément une énonciation et dont Lacan souligne qu’elle peut basculer de l’effet de sens vers un effet de sens réel. Comme il l’indique à Nice, « il y a (…) de fortes chances que ce qu’il y a de plus opérant, c’est un dire qui n’a pas de sens. »9, et qui puisse permettre selon l’expression de Lacan, de « ferrer » un bout de réel afin qu’en surgisse un « signifiant neuf » qui émerge dans le dire du sujet.

C’est cette dynamique du double effet qui intéresse Lacan. Un sens doublé d’un pas-de sens qui fait trou dans le signifiant, dont il retrouvera le mouvement si singulier dans la poésie chinoise. Voilà pourquoi, il propose de s’inspirer de la poésie, et recommande aux analystes d’en « prendre de la graine ». Il annonce « (…) vous verrez que c’est le forçage par où un psychanalyste peut faire sonner autre chose que le sens. » Il ajoute : « Le sens, c’est ce qui résonne à l’aide du signifiant. Mais ce qui résonne, ça ne va pas loin, c’est plutôt mou. Le sens, ça tamponne. »10 Effectivement, le sens promu par la linguistique fixe les choses, il suture, il pétrifie, sidère, enferme, voire il endort, c’est probablement une des raisons pour laquelle Lacan s’éloigne de la linguistique, posant qu’« un discours est toujours endormant, sauf quand on ne le comprend pas alors, il réveille11 »

C’est avec l’écriture poétique chinoise que Lacan choisit de réveiller la pratique analytique et de fait celle des analystes. « Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation. C’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne. Je ne suis pas assez poète. Je ne suis pas poâte-assez.12 »

4- Quand le singulier écrase l’universel Poésie.

Lacan trouve dans la poésie chinoise une modalité d’accès au Réel, et dans l’acte poétique la matrice de l’acte analytique, qui par la suite le conduira à l’écriture du nœud borroméen. Dans son Séminaire d’un discours qui ne serait pas du semblant, il déclare : « Je me suis aperçu d’une chose, c’est que peut-être, je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois13 ».

Dans son texte Vers un signifiant nouveau, Lacan indique « être éventuellement inspiré par quelque chose de l’ordre de la poésie pour pouvoir intervenir en tant que psychanalyste ? C’est bien ce vers quoi, il faut vous tourner, parce que la linguistique est une science très mal orientée. »14 Dans ce même chapitre, il invite les psychanalystes à lire le livre de François Cheng « L’écriture poétique chinoise »15 qui vient alors de paraître, et il souligne : « à l’aide de ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique. » 

Il précise alors en quoi le poète réussit un « tour de force », non pas à produire du sens en valorisant l’équivoque qui peut ainsi ronronner à l’infini, mais bien au contraire, à en scier le sens. C’est-à-dire que dans le double sens que le poète produit, il ne s’agit pas, dit-il de redoubler le sens, d’en rajouter, mais plutôt de faire qu’un des deux sens de l’équivoque soit absent, qu’il fasse trou, résonne de son vide et ceci « en le remplaçant, ce sens absent, par la signification. La signification n’est pas ce qu’un vain peuple croit. C’est un mot vide. »16

C’est en cela que Lacan s’intéresse à la poésie chinoise, dans la mesure où par le vide médian ou le souffle médian comme le nomme François Cheng, c’est la résonance du vide qui se fait entendre. Et ce lieu, est également un espace de circulation ouvert entre deux opposés, deux territoires distincts, un entre-deux qu’Éric Laurent compare à « une sorte de version du littoral, soit ce qui sépare deux choses qui n’ont entre elles aucun moyen de tenir ensemble, ni aucun moyen de passer de l’une à l’autre.17 » C’est par conséquent la possibilité de « faire tenir ensemble ce qui ne tient pas ensemble, le réel et le sens (…) »18.

Au cours de leurs rencontres, J. Lacan et F. Cheng s’attacheront à préciser ce qui dans l’écriture poétique implique le vide, et comment la poésie se trouve singulièrement travaillée par lui. Dans ces innombrables entre, là où grouille la vie et se révèle le vivant. À tout instant peut surgir l’inespéré, l’inattendu, toujours neuf d’un sursaut d’où peut s’éveiller le sujet. C’est au creux de ces écarts, au royaume de l’intervalle, dans la pliure de la « vallée où poussent les âmes » selon l’expression du poète John Keats, reprise par F. Cheng, que chaque vivant peut prendre conscience de son unicité, et ainsi, trouver consistance dans ce qui de lui, se révèle hors sens et reste insaisissable. À l’occasion de la publication du livre de François Cheng, J. Lacan envoie à l’auteur ces quelques mots : « Je le dis : désormais, tout langage analytique doit être poétique »19.

Ce que Lacan attrape dans l’écriture poétique chinoise, et qui inaugure les prémices de l’écriture borroméenne, c’est le trou. Le trou qu’elle parvient à serrer, à dessiner dans l’espace sonore comme dans l’écriture, en faisant un nœud qui fait tenir ensemble l’imaginaire et le symbolique et fait nouage avec le réel. « La métaphore et la métonymie n’ont de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction d’autre chose […], ce par quoi s’unissent étroitement le son et le sens. C’est pour autant qu’une interprétation juste éteint un symptôme que la vérité se spécifie d’être poétique »20. C’est en doublant le sens que la poésie chinoise peut produire aussi bien un effet de sens qu’un effet de trou, et qu’ainsi elle peut guider l’analyste dans le maniement de l’interprétation analytique.

Voilà ce qui fascine Lacan dans l’écriture poétique chinoise, c’est « ce qui s’élide dans la cursive, où le singulier de la main écrase l’universel »21. La langue chinoise et son écriture offrent l’opportunité de saisir ce point où le singulier de l’énonciation dérange et bouscule le particulier, fait événement de corps et fait ainsi résonner cette phrase si connue de Lacan « les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire ». Les signes gardent quelque chose de la main du calligraphe qui les a tracés. Ici, s’impose la diversité infinie de l’Un, c’est l’exploit « sans espoir pour un occidenté ». C’est cette présence du sujet dans la lettre qu’évoque Lacan dans Lituraterre, qui ne vaut qu’au un par un. C’est un pari, dit-il, qui se gagne avec de l’encre et un pinceau.

Sylvie MOTHIRON

Le 06 septembre 2024.

Sylvie MOTHIRON est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Elle exerce à Orléans. Elle est à l’initiative avec quelques-uns de la création d’un lieu et d’un dispositif nommé POP, qui permet à des sujets de rencontrer un praticien orienté par la psychanalyse lacanienne dans l’Institution publique hospitalière. POP est l’acronyme de Psychothérapies d’Orientation Psychanalytique.

1 Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6-7,1976, p.35.

Witz : mot d’esprit.

3 Lacan, J., Ibid, p. 41.

4 Lacan J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, (1953-1954), Le Seuil,1975, p7.

5 Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Autres Écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p.353.

6 Lacan J., Ornicar? n° 17/18, IV. Un signifiant nouveau, 17 Mai 1977, p.21.

7 Lacan J., Ibid. p 23.

8 Lacan J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil,1998, p 99.

9 Lacan J., « Le phénomène lacanien », Conférence au CUM de Nice du 30 novembre 1974, Cahiers cliniques de Nice, n° 1, juin 1998, revue de l’antenne clinique de Nice, Association de la Cause freudienne.

10 Lacan J., Ornicar 17/18, chapitre II, la varité du symptôme, 19 avril 1977, p.15.

11 Lacan J., Ibid p15.

12 Lacan J., Ornicar 17/18, chapitre IV, Un signifiant nouveau, 19 avril 1977, p.22.

13 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 36.

14 Lacan J., Ornicar 17/18, chapitre II, la varité du symptôme, 19 avril 1977, p. 16.

15 Cheng F., L’écriture poétique chinoise, Paris, Seuil, 1977.

16 Lacan, J., Ornicar 17/18, chapitre II, la varité du symptôme, 19 avril 1977, p.15.

17 Laurent, E., « La lettre volée et le vol sur la lettre », La Cause freudienne, 43, p. 4.

18 Laurent, E., Ibid., p. 45.

19 Cheng F., L’Âne N° 48, oct.-déc. 1991, propos recueillis par Judith Miller.

20 Lacan J., Ornicar 17/18, chapitre II, la varité du symptôme, 19 avril 1977, p. 16.

21 Lacan J., « Lituraterre », Autres Écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p. 16.

Emmanuelle BORGNIS DESBORDES : « Lire la clinique autrement – PULS-Médecine »

PULS-Médecine est un lieu où la psychanalyse vient dialoguer avec la médecine pour appréhender les corps et les symptômes autrement. Les apports de la psychanalyse et son orientation du désir et par le sujet permet aux « gens de médecine » de venir interroger autrement leur pratique, leur acte, leur désir – soit élever la clinique à plus grande dignité.

Ce que Emmanuelle Borgnis Desbordes développe dans ce texte :

« Lire la clinique autrement – PULSMédecine » – PDF

Le groupe de recherche clinique rennais PULS-Médecine propose depuis cinq ans un lieu d’élaboration de la clinique1 au sein du Centre Hospitalier Universitaire de Rennes en partenariat avec l’Institut de la Mère et de l’Enfant (IME) et la faculté de Médecine de Rennes. Cette élaboration se fait sous la forme d’ateliers cliniques dans lesquels les professionnels de santé témoignent de leur rencontre avec les patients, de leurs inventions, de leurs impasses2 et de leurs petits arrangements avec la « chair jouissante ». Ce lieu d’élaboration, de réflexion et de transmission est un rendez-vous où se côtoient des professionnels de santé d’horizons divers et aux missions variées. Ce qui leur est commun est la rencontre, dans la clinique, avec ce qu’il y a de plus « réel » ; un « réel » qui se rencontre toujours comme butée3 et qui mérite recueil. Le patient est aussi un sujet – sujet d’une dialectique, d’une structure, objet d’un fantasme et d’une jouissance « par lui-même ignorée ».4 Aussi, l’accueil que chaque professionnel de santé offre à un patient – quelle que soit la demande énoncée et la réponse médicale qui peut lui être donnée – devrait pouvoir prendre en compte la part d’inattendu qu’immanquablement la clinique recèle et trouver les mots pour dire l’inattendu.5

La médecine n’échappe pas aux nouveaux idéaux de l’époque et à son cortège de dénis. Points de rencontres, d’élaboration et de transmission, les ateliers cliniques PULS-Médecine sont de véritables laboratoires pour ceux qui font le choix de s’autoriser à présenter des situations cliniques traversées d’impasses, interrogeant en toute logique leur acte et le désir qui le conditionne.6

S’orienter de la psychanalyse pour appréhender les symptômes et les corps

Un colloque bisannuel à Rennes est l’occasion de faire connaître au plus grand nombre ce que la rencontre entre psychanalyse et médecine peut produire7 – ou ce que s’orienter de la psychanalyse peut produire dans l’appréhension des symptômes et des corps à l’heure contemporaine. La crise des vocations chez les soignants est le symptôme d’un malaise, au-delà des conditions d’exercice, celui de la civilisation.

En 1973, Lacan parle de « l’égarement de notre jouissance » quand l’Autre ne la situe plus – ce qui caractérise l’époque. Or « il lui faut bien une boussole, un régulateur, pour qu’elle soit bordée ».8 A défaut, elle livre les sujets à la démesure de leur jouissance. Aujourd’hui il y a « malaise dans la séparation », et les conséquences symptomatiques ne se font pas attendre. La médecine, souvent convoquée en première intention, est sommée de répondre aux dysfonctionnements des corps. La tendance aujourd’hui est à l’économie du sens pour rendre compte de la subjectivité humaine : « je n’en veux rien savoir », voire « il n’y a rien à savoir ». « Le symptôme en tant que trace du refoulement décline »9 et toute manifestation symptomatique – bien souvent signe de l’angoisse – est rabattue sur un signe clinique à traiter et à éradiquer. C’est ainsi que « le DSM IV produit, sous la rubrique des troubles anxieux, un continuum où se logent les phobies, l’attaque de panique, les états d’anxiété généralisée, le stress post-traumatique et les troubles obsessionnels (soient) les formes de l’omniprésence de l’angoisse »10. Ce continuum est signe d’un rapport non médiatisé entre sujet et objet, de la « montée au zénith de l’objet a » et du « déferlement de la jouissance ».11 Désorientation, mélancolisation, accès angoissés, passages à l’acte, sont autant de conséquences d’une opération de nivellement et de concordance du désir à une supposée réalité.

Se façonner un corps pour serrer la jouissance

En 2024, le groupe de recherche clinique PULS-Médecine reprend ses réflexions et convie les soignants qui le désirent à trois ateliers cliniques de janvier à juin sous le titre : « Le corps, ses découpages et ses affects ».12 À l’ère de l’égalité forcée entre les êtres et entre les sexes, le corps est devenu plus que jamais support à une identité qui vaille.13 Il apparaît comme ce à partir de quoi le sujet va pouvoir se construire un destin. Comme si « au commencement était le corps… » et que lui seul pouvait donner garantie d’existence. Comme s’il n’était pas traversé ce corps de la parole et du langage qui l’élèvent pourtant à tout autre chose qu’un organisme physiologique ! Les « conditions d’existence » au champ de l’Autre, d’où le désir tirait sa cause, ces « conditions » promues par Lacan, semblent de plus en plus niées, déniées voire exclues. Le règne de la satisfaction immédiate et le refus de toutes les frustrations poussent les êtres à se façonner des corps à la démesure de leur jouissance et à penser n’être guidé que par lui. La trace laissée dans le corps du fait d’être un sujet qui parle tend à être occultée mais elle joue sans nul doute sa partie. Aujourd’hui, « de moins en moins de crédit est accordé à la langue, (langue de l’Autre dont le sujet est de plus en plus coupé) le laissant en proie avec un corps qui ne trouve plus ses limitations. Les mots n’arrivent plus – et ne sont plus convoqués d’ailleurs à répondre aux excès de la jouissance des corps. Qu’est-ce qui peut bien faire limitation quand, du côté de l’Autre, ça ne répond plus ?

Quand la médecine traite « chaque bout de corps »

La médecine n’a cessé de découper le corps en organes distincts, elle en a même fait des spécialités et des spécialistes. Et si les avancées scientifiques sont indéniables, elles ne disent rien de ce qui anime les corps, les pulse et les organise. Aujourd’hui, les demandes faites à la médecine s’accroissent alors que les symptômes prolifèrent… L’angoisse, elle, continue de croître. « Aujourd’hui, la formule qui convient, et qui se substitue à celle de ‘Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir’ est celle-ci : ‘Seule l’angoisse transforme la jouissance en désir’. L’angoisse est en effet signal d’un réel non voilé, avec lequel le sujet est en prise directe et le fantasme comme ‘défense du sujet’ est court-circuité ».14

Chaque « bout de corps » souffrant doit être traité le plus rapidement possible dans une volonté de retour à l’équilibre, au fonctionnement. L’heure est à la découpe ! et le corps abandonné à ses jouissances ne cesse de se séparer de ce qui pourrait lui donner la seule consistance qui vaille : le fait d’être parlé. C’est pourtant l’Autre qui transforme l’organisme en corps, un corps qui réagit aux signifiants, qui est découpé par la pulsion et qui, parce qu’il est parlé, peut jouir tout seul. « Le langage est un corps subtil ».15 L’époque met en évidence une disjonction de plus en plus grande entre les mots et le corps, séparation consécutive à l’inconsistance de l’Autre qui ne joue plus sa mission d’ordonnancement. Nous assistons aujourd’hui au culte de « la vie immédiate organisée autour de l’objet plus-de-jouir… un corps (qui) devient mon seul bien propre dont je fais ce que je veux ».16 Il n’est pas étonnant que les phénomènes de corps se multiplient dans la clinique. Le corps semble être ce qui nous reste pour donner un sens à notre existence et sa découpe n’est pas sans faire écho au règne des Uns tout seuls qui ne cessent de réitérer du même : 1, 1, 1… Cette succession n’est pas répétition mais réitération…17 et elle signe l’époque.

La psychanalyse vise « à travers le dire, et l’écho qu’il induit, le réel, d’où s’origine le « confinement de la jouissance à l’Un ».18 Elle nous est d’un solide appui pour interroger dans nos pratiques l’accueil toujours particulier que nous réservons à chaque patient pour civiliser la jouissance et modifier le rapport « confiné » qu’il entretient à son partenaire de jouissance.

Emmanuelle Borgnis Desbordes

Janvier 2024

Emmanuelle Borgnis Desbordes est Maître de conférences en psychopathologie clinique, chargée d’enseignements à la faculté de médecine de Rennes 1, Habilitée à Diriger des Recherches à l’université Rennes 2, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

Lien vers le Blog de PULS-Médecine

1 Groupe de recherche clinique PULS-Médecine composé du Dr David Briard, chef de service pédiatrie au CHU de Rennes, psychanalyste, membre de l’ACF en VLB ; Emmanuelle Borgnis Desbordes, Maître de conférences en psychopathologie clinique, Habilitée à Diriger des Recherches à l’université Rennes 2, chargée d’enseignements à la Faculté de médecine de Rennes, psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

2 Cf. Blog de PULS-Médecine, consultable en ligne : https://www.pulsmedecine.com/

3 Cf. Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 13 : « il y a un être parlant qui se met en chemin et qui rencontre une pierre ».

4 Freud S., « L’Homme aux rats », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 207.

5 Cf. Laurent É., « Le traitement de l’angoisse post-traumatique : sans standards mais non sans principes », Revue Quarto, no 84, juin 2005, p. 28.

6 Borgnis Desbordes Emmanuelle « S’autoriser en médecine », Revue Mental, 47, 2023.

7 Le 9 juin 2023, les 4èmes rencontres PULS-Médecine avaient pour titre, « L’urgence, la solitude et l’administration du soin » en présence des Docteurs François Leguil et Frank Rollier, psychiatres et psychanalystes, membres de l’ECF et de l’AMP. Argument : https://www.pulsmedecine.com/puls-4-lurgence-la-solitude-et-ladministration-du-soin%EF%BF%BC/

8 Rezki C., « Égarements », UFORCA, 23 déc 2021, en ligne : https://www.lacan-universite.fr/egarements/ et IRONIK 49.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Rezki C., « Égarements », op.cit.

13 Cf. Brousse M-H. « Politique des identités, politique du symptôme » Revue du Champ freudien Orincar ? 53, 2019.

14 Porcheret B « Isolement, retrait et lien social », Section clinique de Nantes, 2021, en ligne : https://sectioncliniquenantes.fr/wp-content/uploads/2021/06/21-03-19-Porcheret-VLI-DEF.pdf

15 Lacan J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Paris, Seuil, 1966.

16 Lacadée P., « Chronique du malaise (III) : L’I-meute du plus-de-jouir », L’Hebdo-blog 318, 25 Nov 2023 : https://www.hebdo-blog.fr/category/lhebdo-blog-318/

17 Cf Miller J-A évoqué par Porcheret B. « Isolement, retrait et lien social » op.cit.

18 Guyonnet D., « Quand Lacan parlait aux murs », Revue en ligne Hebdo-Blog 203, 10 mai 2020, https://www.hebdo-blog.fr/lacan-parlait-aux-murs/

Vincent MOREAU « Je n’arrive plus à travailler »

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Vincent MOREAU est psychiatre et psychanalyste, membre de L’École la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

« Je n’arrive plus à travailler ». Ce sont les mots que cette femme de quarante ans prononce lors de ce premier entretien. Les signes de l’angoisse sont aussi très présents. Elle ne peut se lever le matin, avant d’aller au travail, sans ce poids, cette panique qui la fait immédiatement vomir. Les effets d’un réel impossible sous la forme du rejet atteignent aussi son corps. Elle doit se faire soigner pour une recto-colite hémorragique.

Elle a pris conscience que quelque chose se répète. En général, ses emplois ne durent pas plus de deux ans. Actuellement, elle est commerciale avec un fixe et une commission sur ses ventes. Elle y est depuis un an et repère que ce qu’elle appelle « ses cycles » recommencent. « J’ai une aversion pour ce travail » dit-elle. « Ils demandent toujours plus ; ce n’est jamais suffisant. Je le fais dans la panique et forcément, je déçois. Cela rend ma vie hasardeuse et incertaine. Comment puis-je supporter de décevoir alors que je veux être aimée ? », alors, elle s’en va. Elle sait déjà que, dans ces répétitions, la recherche de reconnaissance est sa principale motivation. Cela marche un moment jusqu’à ce qu’elle se rende compte que le désir de l’Autre n’est pas forcément au rendez-vous. En l’occurrence, dans sa vie de commerciale, l’autre n’est pas intéressé par elle mais par ses performances qui peuvent lui rapporter davantage.

Il y a quelque chose derrière et elle veut savoir.

Très vite, les premiers entretiens font apparaître le même schéma sur le plan affectif. Elle n’a vécu que quelques années avec le père de sa fille et s’est séparée. Toutes les autres relations qui ont suivi n’ont duré que quelques mois ou quelques années.

Dans son histoire familiale, sa mère n’a vécu qu’un an avec son père. Ce dernier la voyait de temps en temps. Sa mère a rencontré un autre homme dont elle a eu deux filles. Elle a le sentiment d’être exclue de de cette famille qui ne la contacte pas, ne l’invite pas à Noël ou aux fêtes familiales.

Il a fallu du temps pour arriver à un moment clé de l’analyse. Reparlant de celui qu’elle appelle son « père biologique », elle a cherché à le retrouver à un moment particulièrement difficile dans sa vie. Il lui a annoncé qu’il n’était pas son père avec une phrase terrible : « tu es le fruit d’une passe ». Se retournant vers sa mère, celle-ci lui a confirmé les faits et avoué qu’elle était issue de la relation avec un homme « de passage ».

De « passe » à « passage » le signifiant traumatique insu a fait son œuvre. Sa marque est visible dans les symptômes dont elle se plaint. Elle fait et défait, comme elle le dit, ses relations professionnelles et affectives pour n’être que de « passage » afin d’éviter le risque d’effondrement si le désir de l’Autre vient à lâcher. La marque du signifiant traumatique est aussi visible dans le corps avec les vomissements et le transit trop rapide.

Le travail analytique a été émaillé de ces moments d’effondrement qui ont nécessité, dans le transfert, une opposition ferme au lâchage, à « la lâcheté morale » dont parle Lacan dans « Télévision ». Il a fallu soutenir ses engagements de formation pour obtenir un diplôme qui lui donnerait un début de reconnaissance symbolique, de nomination aux yeux des autres. Elle a pu retrouver du travail et avoir un salaire qui peut lui donner son autonomie. Le travail n’est cependant pas terminé.

Il reste la question de se faire l’objet de l’autre pour avoir quelques miettes de reconnaissance. Cette question est à référer à la jouissance particulière de ses deux parents et à elle-même en tant que cause de leur désir afin de desserrer l’étau du symptôme qui se répète.

Vincent Moreau

le 27 septembre 2021

Vous pouvez retrouver Vincent Moreau dans une interview où il fait le lien entre ce que sa propre psychanalyse lui a permis de découvrir, ses effets pour lui-même et dans sa pratique auprès de ses patients : Vincent Moreau « Un engagement pour la vie ». 

Clotilde LEGUIL : AU-DELÀ DU CONSENTEMENT

LA SUROBÉISSANCE

Extraits de « Céder n’est pas consentir » de Clotilde Leguil, PUF, 2021

Clotilde Leguil – Photo Samuel Kirszenbaum

Clotilde LEGUIL est psychanalyste, philosophe, membre et AE* de L’École la Cause freudienne (2017-2020), professeure des universités au département de psychanalyse de l’université Paris-VIII,  auteure de plusieurs essais dont  » L’être et le genre, Homme/Femme après Lacan » ,  » « Je » Une traversée des identités »*Le titre d’AE : Analyste de l’École est délivré pour trois ans à ceux qui, au terme de la procédure dite de la passe, sont jugés susceptibles, par la Commission responsable, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse.

Dans les premiers chapitres de son livre Clotilde Leguil tente de tracer la frontière entre céder et consentir. Consentir, « cum-sentire », c’est « se sentir avec l’autre en confiance ».1 Cela comporte un risque.

 « Céder », au sens où je le définis depuis une approche à la fois clinique et politique, ne touche pas seulement les affaires de la sexualité et de l’amour, mais aussi celle de la vie en société, celle de la vie professionnelle, celle de notre condition historique. Dans le champ du travail, de la vie professionnelle, il y a aussi des expériences traumatiques. Car le sujet a là aussi consenti à un certain engagement, depuis un contrat de travail, et le voilà pris dans tout autre chose, dans une forme d’aliénation qui peut éveiller l’angoisse. « Céder sans consentir » dans le monde du travail, c’est ne plus pouvoir répondre à ce qui est exigé, demandé, extorqué autrement qu’en continuant quand même. »2

«  Le consentement du sujet peut se voir instrumentalisé aussi bien dans la rencontre amoureuse, dans l’intimité familiale ou dans le monde du travail. (…) Il peut y avoir consentement au silence par croyance dans une autorité. Il peut aussi bien y avoir, dans le domaine du travail, désir de « bien » faire, de « tout » faire même, pour un emploi, pour un supérieur, pour un chef, au nom d’un idéal, ou d’une idéologie. Ce désir de « bien faire », lorsqu’il rencontre l’autoritarisme et parfois la perversion de l’autre, peut condamner le sujet à obéir au-delà même de son consentement. Pour le dire avec le philosophe Frédéric Gros, surgit alors la sur-obéissance3. Cette modalité de l’obéissance est une forme de soumission à ce que je ne veux pas. C’est parce que j’obéis en « me forçant » que je me sens en même temps coupable de ne pas obéir assez. C’est le principe même de ce que Freud et Lacan ont nommé le Surmoi. Plus je me force, plus je me sens coupable d’obéir sans y être vraiment mais en me contraignant moi-même. Plus je me maltraite, plus le Surmoi réclame que j’obéisse mieux. C’est en cet endroit que les exigences de l’autre rencontrent l’exigence intérieur du sujet.

Sur-obéir, ce n’est pas seulement obéir à l’autre, mais obéir au commandement intérieur qui vient de cette instance morale qu’est le Surmoi. Lorsque le sujet obéit au-delà de ce qu’il suppose qu’on attend de lui, pour prouver qu’il est bien tout entier dévoué à la tâche, pour prouver qu’il ne met aucune distance entre ce qu’on lui demande de faire et ce qu’il accomplit, pour prouver qu’il donne tout son temps, toute son énergie à ce qui devient le seul but de son existence, c’est là que la frontière entre « céder » et « consentir » est franchie. Ne plus s’autoriser à penser, ne plus avoir la moindre confiance en ce que l’on ressent, ne plus écouter ces signaux du corps qui disent le malaise silencieux, l’angoisse, parfois le dégoût, mais obéir et chercher à faire toujours mieux. Encore. La sur-obéissance est aux antipodes du désir.

Cette sur-obéissance est déjà le signe de ce à quoi le sujet a cédé, c’est-à-dire le signe de l’angoisse. À force de piétiner le désir et sur-obéir à autre chose, ça craque. Un jour, noir total. Où suis-je ? 4. »

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1Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p.31.

2Idem, p.41.

Frédéric Gros, Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017.

4 Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, op.cit., p.43-45.

« Startuper, nouvel ordre mondial ? » Anne GANIVET-POUMELLEC

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Anne GANIVET-POUMELLEC est psychanalyste, Membre de l’École de la Cause freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse, responsable de l’institution Souffrances au travail-SAT, et membre de la FIPA : Fédération des Institution de Psychanalyse Appliquée.

Dans un entretien pour la revue Multitudes, Jacques-Alain Miller désigne le déchaînement contemporain, auquel nul n’échappe, sous le nom de ‘tsunami numérique’1.

Si nous pouvons aisément vérifier que l’ordre numérique, ainsi qualifié, secourt le capitalisme, il est plus délicat de saisir comment l’être-parlant ballotté par ce flux impétueux s’en réchappe ou y résiste, tout en s’y faisant. Deux analysants très décidés, promoteurs de start-up, ont pu éclairer cette question.

La start-up, élément nouveau dans le monde de l’entreprise, se nourrit imaginairement des astres de la Silicon Valley. Partir d’une recherche-bricolage dans un garage et terminer au firmament des valeurs boursières est un trajet qui recèle des bouffées d’ambition.

La start-up est un instrument hybride entre réalisme et utopie. D’une part, affine aux marchés financiers, elle va aller chercher une capitalisation auprès des fonds d’investissements parce qu’elle représente un pari de profit prometteur avant d’être une marchandise échangeable. En ce sens elle est le capitalisme financier comme tel. D’autre part la start-up est aussi, souvent, utopie ou en tout cas novation entre calcul et intuition.

La start-up est donc une jeune entreprise innovante à fort potentiel de développement, nécessitant un investissement important pour pouvoir financer sa croissance rapide.

L’entrepreneur de start-up est un être à part, en tant que jeune pousse, il expérimente un début dans la vie sans la moindre autonomie et passe son temps, avec d’autres comme lui, dans une ‘pépinière’, une ‘couveuse’, un ‘incubateur’ ou autre ‘accélérateur’, ces termes employés couramment dénotent une mise en culture dont on attend une récolte prometteuse, il est aussi reconnu comme celui qui prétend obtenir des moyens de paiement, il s’apercevra vite que tout son temps, son énergie seront employés à faire le beau auprès des organismes qui vont lui fournir de quoi exister comme entrepreneur.

Beaucoup de ces jeunes entrepreneurs en devenir jettent l’éponge, d’autres continuent et percent, d’autres encore vont être rachetés et amalgamés à une entreprise déjà-là ou une entreprise en devenir plus choyée par les fonds d’investissement, voire promue par les fonds à partir des expériences de création dont ils auront eu à connaître les fondamentaux.

Être startuper, c’est aussi « tout un art », dans le sens de l’artifice, il faut être capable de produire un « faire semblant » et le vendre, « fake it until you make it ». Persuader l’investisseur que preuve est faite d’une promesse. L’agilité est le trait de caractère du startuper, pouvoir pivoter, s’adapter, parfois jusqu’au point où le sentiment de perdre pied et de plonger dans la vague sans pouvoir respirer s’empare de l’être parlant.

Chacun de ces deux analysants avait connu la situation de salarié et s’y était senti à l’étroit.

Être startuper était donc une décision, pour autant rien ne prépare au quotidien d’un entrepreneur de start-up. Tony et John ont pris la décision – pour soutenir un désir qui, pour être à l’origine de leur aventure, est ensuite secoué et mis à mal – de venir en parler à un psychanalyste. John a noué sa demande d’analyse à la création de sa start-up. Tony était déjà en analyse quand ce changement professionnel s’est imposé à lui. Si pour John, l’objet s’est différencié, complexifié, ramifié et son désir s’en est trouvé raffermi, pour Tony, c’est au prix de s’en détacher que son désir a trouvé sa pente.

Créateur de start-up n’est pas le nom d’un symptôme contemporain mais se faire le nouvel homme du discours du capitalisme n’est pas sans risque. « Ce qui distingue le discours du capitalisme est ceci – la Verwerfung, le rejet en dehors de tous les champs du symbolique […] de la castration. Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement les choses de l’amour »2.

Veiller à ce que les choses de l’amour – par le lien vérifié du partenaire-symptôme et la mise en jeu du semblant d’objet a qu’est l’analyste – ne soient pas laissées de côté est d’une bonne inspiration ; c’est un pari que Tony et John ont fait mais pour chacun la bifurcation est singulière.

Pour John, la création de l’entreprise est l’occasion d’une véritable fondation, d’un pacte de jouissance qui se concentre et se resserre. Pour Tony, il s’agit plutôt de desserrer, prendre une distance avec ce partenaire-symptôme qui fait le maître et du même mouvement, retrouver une agilité où les partenaires se pluralisent, ne plus être le promoteur. Tous deux continuent leur analyse3.

le 28 octobre 2020

1. Entretien avec Gilles Chatenay, Éric Laurent, Jacques-Alain Miller Le calcul du meilleur : alerte au tsunami numérique – Multitudes 2005/2 (n°21) p. 195-209.

2. Lacan J., « Je parle aux murs », Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 96.

3. Cet article a fait l’objet d’une parution plus détaillée dans la revue La Cause du désir n° 105. p. 73 – 78.

LE MATÉRIEL HUMAIN – Aurélie PFAUWADEL

Aurélie PFAUWADEL est membre de l’École de la Cause freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse, et AE en exercice : ce titre d’Analyste de l’École est délivré pour trois ans à ceux qui, au terme de la procédure dite de la passe, sont jugés susceptibles, par la Commission responsable, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse.

Extraits 1

L’organisation contemporaine du travail s’imprime profondément dans la chair et dans les paroles des homo-economicus que nous sommes. Les psychanalystes entendent quotidiennement ce que le travail fait aux corps parlants et ce qu’ils en font aussi bien. Accueillant une variété bariolée de gens exerçant toutes sortes de métiers, ils en apprennent long sur les recoins les plus insoupçonnés du « monde du travail ».  […]

En psychanalyse aussi, le terme « travail » appartient à notre clavier conceptuel : du travail du rêve, qui a conduit Freud à inventer la psychanalyse, à la thèse lacanienne de l’inconscient comme « travailleur idéal2» qui turbine au service de la jouissance, sans jamais se fatiguer, jusqu’au travail du transfert qui, par amour adressé au savoir, met à la tâche de cerner le chiffre de sa destinée. Il est notable que Lacan, lorsqu’il formalise les différents types de liens sociaux sous la forme des quatre discours, désigne l’une des places comme étant celle du « travail ». Qu’est-ce à dire sinon que dans tout lien social, ça travaille, mais qu’il ne s’agit pas de la même production, ni du même travail, en fonction du discours que ça vient servir ?

Que l’injonction « Travaille ! » soit l’impératif par excellence du discours du maître, cela ne date pas d’hier. [Mais …] L‘armature symbolique qui attachait les sujets à des métiers ou des entreprises, leur procurant reconnaissance narcissique et sociale, solidarités et idéaux collectifs, a été attaquée à l’acide par les conditions modernes de travail. […]

L’inventivité perverse des méthodes de management pour maximiser la productivité, l'(auto)évaluation permanente, l’angoisse panique du chômage poussent les travailleurs au bout de leurs limites.  « Risques psychosociaux » et « burn-out » viennent nommer la menace de cassure qui plane sur le « matériel humain » dès lors que le travail agresse le nouage symptomatique qui amarre un sujet. 

Le 25 juin 2020

1 Ces extraits sont publiés ici avec l’aimable autorisation de leur auteure. Le texte dans sa version intégrale est l’éditorial du N° 99 de la revue LCD, La Cause du désir, « TRAVAILLE ! » SUIVRE CE LIEN, Navarin Éditeur, Paris, 2018, p.6-7.

2 Lacan J., « Télévision », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.518.

Dominique CARPENTIER : Le lien social en question…

…UNE RÉPONSE PARMI D’AUTRES, CELLE DE LA PSYCHANALYSE

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Dominique Carpentier est psychologue clinicienne en CMPP, psychanalyste à Laval et à Rennes, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

Depuis plusieurs années, Élisabeth Marion filme et interviewe des sujets aux prises avec des difficultés dans leur travail et interroge, de manière à chaque fois originale, ce qui a conduit tel professeur, tel artiste, tel responsable d’entreprise etc. à avoir recours à la psychanalyse. Plus exactement, ce qui a poussé chacun à adresser sa plainte, sa question, un quelque chose – d’indicible à l’origine –, à un analyste. Et nous constatons, au fur et à mesure que la collection de ces interviews s’enrichit, que résonne et s’établit entre ces sujets un lien qui touche leur manière d’être en relation – avec l’autre, les autres – au sein de l’entreprise ou dans l’institution. On entend ce qui a changé dans cette adresse au « psy » : un soulagement dans un lien social devenu plus souple aux partenaires de leur vie, personnelle comme professionnelle.

« Il n’y a que ça, le lien social1 » a servi de trame à l’élaboration d’un ouvrage de l’Association de la Cause freudienne, Val de Loire-Bretagne (ACF-VLB), « Accès à la psychanalyse N°12 », sorti en octobre 2019, pour affiner ce terme de vie en société en soulignant l’engagement du psychanalyste dans la cité. Contrer la pente actuelle à l’évaluation tous azimuts, au comptage – sans reste – et à « l’efficacité », invite à interroger les items servis sans limite au sujet, dans le cadre professionnel en particulier. Le « burn-out », la souffrance au travail, mais aussi le délitement de ce qui « fait famille », les incivilités, la montée en puissance des ségrégations et l’insécurité généralisée trouvent leurs racines dans la montée au zénith de l’objet a, véritable partenaire du sujet contemporain, qui souffre d’isolement quand ce lien se défait, quand le dialogue n’a plus cours et que l’impératif a remplacé la conversation, pourtant nécessaire pour savoir-faire avec le malentendu.

Les semblants du « vivre ensemble » sont mis à mal, il nous faut d’une part le reconnaître, sans nostalgie, et d’autre part, ne pas s’en désoler. Le pari que fait Lacan, et Freud avant lui, quand il écrit « Malaise dans la civilisation » en 1930, est celui du désir, moteur de la vie. Freud l’écrit après la Grande Guerre, (14/18) et nous invite à saisir que ce malaise, s’il est attribuable à des décisions humaines dans l’exercice de la politique, concerne aussi chacun, intimement. Freud découvre que le sujet « ne veut pas son bien », et met à jour la pulsion de mort. Lacan traduira cet au-delà du principe du plaisir en termes de jouissance. Le sujet qui souffre de ses réminiscences, comme l’écrit Freud dans « Construction en analyse », en 1937, en jouit. «  Il faut croire à l’inconscient » est une des solutions possibles, croire à la rencontre entre celui qui parle, et celui qui peut entendre dans ce qui se dit, ce qui s’entend de la solitude de chacun dans son rapport à l’autre, aux autres. La cure permet au sujet de prendre en charge une part de sa jouissance pour qu’il se fasse responsable du lien qu’il tisse avec les autres.

Le parlêtre, le sujet dira-t-on encore, est pris entre deux faces de notre civilisation, qui d’un côté l’appelle à jouir – de l’objet désormais en excès – et de l’autre, lui promet un sens au hors-sens qui gouverne notre monde déboussolé. Le chaos de ce début 2020, la planète qui brûle en Australie, les menaces de guerres au Moyen Orient, le terrorisme, la multiplication de la mise à jour d’affaires de mœurs, de pédophilie, de violences faites aux femmes nous conduit à repenser ce lien social, on le voit, toujours au bord d’être abîmé, et pourtant toujours là, essentiel aux sujets qui ne vivent que de leur rapport aux petits autres qui les entourent. La psychanalyse, qui ne propose aucune recette d’un état de « bonheur » dit au contraire qu’il n’y a pas d’harmonie de l’homme avec son environnement, dans la relation amoureuse, dans la vie sociale en général. Cela permet de soulager le sujet de son idée de devoir « réussir sa vie », trouver le bonheur, d’être « idéal et parfait », performant et sans faille. La psychanalyse sait que le programme de la vie, « ça rate », et c’est sa force. Le ratage est ce malentendu qui résonne entre l’intention de dire, et ce que dit vraiment le sujet, dans son rapport à l’autre, jamais à la hauteur de ce qu’il en attend, lui-même prompt à ne pas être celui qu’on attend. La psychanalyse permet de se saisir de ce décalage entre dire et dit, ce qui fait sa force d’invention et de création, pour accueillir, de manière la plus singulière à chaque fois, ce que chacun fait de sa rencontre toujours traumatisante avec le fait de parler, de vivre en société.

Le 26 janvier 2020

1Lacan J., Le Séminaire, livre 18 L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 246.

« Sortir du hors limite dans le travail » Michel GROLLIER

Michel Grollier

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Michel Grollier est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse, et professeur de psychopathologie clinique à l’Université de Rennes 2.

Il s’était retrouvé chez un psy après avoir constaté qu’il ne pouvait pas en faire encore plus dans son travail. Il s’était alors effondré et réfugié dans ce qu’il nomme sa dépression. Issu d’un milieu croyant, pétri de valeurs, il s’était lancé dans sa vocation enseignante, animé par une volonté de « porter la bonne parole ». Il avait bien entendu choisi un cadre institutionnel confessionnel après s’être marié avec une jeune femme longtemps fréquentée, rencontrée lors d’une retraite religieuse. Ils ont rapidement plusieurs enfants. Dans le couple, c’est lui qui assume toutes les charges administratives et au bout de peu d’années, il constate qu’il n’assure plus, que la transmission n’est pas satisfaisante et que l’épuisement le terrasse. Il sera arrêté deux ans, sous traitement antidépresseur, accompagné d’un psychiatre « qui le sort du trou » dit-il. Après avoir repris le travail, il se laissera de nouveau gagner par sa volonté de faire, « de servir » et prendra de nouveau des responsabilités. Jusqu’à se retrouver à la tête d’un important organisme.

C’est durant cette période qu’il vient me rencontrer. Le « trop » ne l’atteint plus directement, mais se répercute sur sa famille et il a l’idée que le risque est grand ; il veut savoir ce qui l’entraîne et le contraint. Sa femme, qui a été malade, a pris ses distances, mettant en cause leur intimité de couple. De plus, ils ont à traiter de graves problèmes de santé chez les enfants.

Confronté à l’interrogation que j’incarne, un « pourquoi » qui en fait le taraude, il déplie et interroge alors tous les idéaux qui le conduisent dans ses actes, les déclinants et les soupesant à l’aune de son expérience. Au fond, il se découvre moins dupe de ceux-ci, interrogeant la façon dont le collectif interprète ces mêmes idéaux et les faisant ainsi chuter un à un. Il questionne « l’adhésion à des valeurs transmises » qu’il « s’est accaparées » dit-il un jour, mais qui « font partie de lui désormais » rajoute-t-il. Ce constat qu’il m’énonce lui donne alors une distance satisfaisante vis à vis de ses contraintes, cela ne le conduit pas à un rejet global de forme cynique, mais à relativiser la part de son action dessus.

Et c’est ainsi qu’après avoir mené à bien une importante mission, il demandera a intégrer un poste moins prenant, qui lui laissera du temps pour se repositionner dans sa vie personnelle.

Il lui reste alors à interroger sa vie intime, à saisir ce qui, chez son partenaire, lui fait encore obstacle, ce qui relève de ce qu’il peut endosser, et ce qui reste l’apanage de sa femme. Le transfert a alors changé, il ne déconstruit plus mais bâtit à tâtons, cherchant dans ce qui lui fait retour ce qui l’autorise. Sa question passe de comment interpréter l’autre ? à que souhaite-t-il pour eux ? Le travail est toujours là, avec la part d’idéal nécessaire à son action, mais le sujet s’est repositionné au cœur de la question de ses choix et déplace ce qui pour lui fait lien social.

Nathalie MORINIÈRE : « Experte »

Nathalie Morinière

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Nathalie MORINIÈRE est membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse

Divorcée depuis un an, Annie demande à rencontrer un psychanalyste pour tenter de traiter l’angoisse qui l’envahit et l’empêche d’assumer sa fonction de directrice d’une grande entreprise, ce qui est tout nouveau pour elle. Annie se présente comme une battante. En plein divorce, elle souhaite prendre sa revanche sur la vie, et rebondir suite au laisser-tomber de son mari. Elle veut prouver à tout le monde qu’elle est « une femme capable d’être à la hauteur de ses propres ambitions, et tel un homme d’occuper un poste de chef d’entreprise », dit-elle. Récemment recrutée par un grand groupe financier, Annie ne compte pas ses heures de travail. Son investissement professionnel lui permet « d’oublier son chagrin » et de tromper l’ennui à l’idée de se retrouver seule le soir, dans son studio. Mais c’est sans compter l’anéantissement qui la guette. Coincée dans cette spirale de devoir travailler toujours plus, et prise dans ce qui la déborde, Annie ne parvient pas à renoncer à cette position de jouissance morbide. Elle décide de se faire aider par un coach pour tenter de faire face aux impératifs financiers attendus. Mais rien n’y fait. Annie est abattue et se désespère en pensant à l’avenir. Âgée de 48 ans, elle craint de « finir comme sa mère et d’être conduite au suicide ».

L’analyse va lui permettre de nommer l’absurdité de son épuisement et l’autoriser à prendre les décisions qui lui conviennent.

Au cours d’une séance, elle dit : « je suis un espert dans le domaine ». Ce signifiant « es-pert » que je fais résonner, va inaugurer une temporalité nouvelle dans le travail de la cure. En un éclair, Annie mesure la portée de cette équivoque homophonique qui vient toucher cette part de jouissance indicible. « Es-pert » et non pas « experte », ce lapsus évocateur est propice au déchiffrage du symptôme. Annie m’explique avoir toujours souhaiter répondre au vœu de son père qui désirait avoir un fils afin qu’il puisse reprendre la relève de la ferme. Elle « s’est battue toute sa vie pour obtenir sa reconnaissance » dit-elle avec amertume. Elle garde en elle la marque de son manque d’amour et l’absence de reconnaissance de sa part, malgré tous les efforts déployés pour se faire aimer de lui. Il lui fallait ressembler à un homme pour tenter d’obtenir le regard de son père qu’elle admirait plus que tout.

Suite à cette élaboration, un rêve se produit et lui permet de dénouer ce qui, dans son inconscient, avait été refusé. Dans la scène onirique qu’elle énonce, son père est en larmes et elle ne sait que faire pour le consoler. Avec l’analyse du rêve, elle épingle le signifiant « larmes » qu’elle fait résonner : « larmes » devient « l’arme », objet phallique par excellence auquel elle-même, s’est identifiée. Par cette équivoque, elle réalise la position d’identification masculine qu’elle occupe et qui lui permet de faire exister par la voie du symptôme, le phallus imaginaire.

Ce moment-clé dans l’analyse l’autorise à accueillir sa position de femme. Dès lors, Annie ne sera plus déterminée par cet impératif surmoïque à « faire l’homme » et saura trouver les moyens nécessaires pour changer de travail et occuper un poste qui correspond à un nouveau désir : « celui de prendre soin d’elle tout en mettant en œuvre sa réelle expertise ».

Le 08 juin 2019

Dalila ARPIN : IN-DÉPENDANCE

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Dalila ARPIN

Dalila ARPIN est Membre de l’École de la Cause freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse,  AME (Analyste membre de l’École) et AE en exercice : ce titre d’Analyste de l’École est délivré pour trois ans à ceux qui, au terme de la procédure dite de la passe, sont jugés susceptibles, par la Commission responsable, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse.

Suite au décès de sa grand-mère, Vincent s’adresse à une psychanalyste. Sa crainte ? Finir sa vie, ruiné, comme elle. La grand-mère est morte dans la déchéance, après 30 ans de réclusion, chez elle. Des tas de déchets s’accumulaient dans sa demeure, qui était devenue un vrai dépotoir. Cette dame avait fait fortune dans une forme d’artisanat qui avait beaucoup rapporté. Elle était la propriétaire de trois magasins qui vendaient sa production. Mais une mauvaise gestion avait eu raison de sa fortune et elle s’est retrouvée en prison, par soupçon d’escroquerie.

Le chemin de l’analyse permet à ce jeune homme de se donner un tout autre objectif : passer de la « destruction » à la « construction » et dans ce sillon, tracer un avenir différent de celui de la grand-mère mais aussi de son père, qui a fait faillite, s’endettant à vie et vivant dans la précarité.

Au moment où il est question de nettoyer la maison de la grand-mère pour la vendre, notre analysant comprend que c’est à lui de bâtir autre chose dans la famille, au lieu d’accepter passivement cet héritage.

Adolescent, Vincent avait connu une période d’errance, de dépendance aux drogues et aux jeux vidéo. Il sait transformer cette addiction en métier et devient informaticien. Mais quelque chose reste encore à faire, d’où son adresse à la psychanalyse. Ses emplois successifs lui laissent un goût d’amertume. Il est toujours malmené par ses supérieurs, qui ne reconnaissent pas son travail, tout comme son père.

Dans un premier temps, Vincent trouve la reconnaissance dans l’écriture d’une nouvelle, qui est publiée dans une revue spécialisée. Ensuite, il se saisit de deux signifiants : « artiste », qui représente le travail de la grand-mère, et « indépendant », qui vient nommer son désir. Il quitte alors son travail comme salarié et monte sa propre entreprise, destinée au commerce de l’art.

Un rêve vient nommer ce dont il s’agit, en réalité : il rêve qu’il achète un tableau mais quand il arrive chez lui, il ne lui plait plus. Il essaie de le rendre, mais la galerie ne le reprend pas. Il insiste et se dit qu’il devra le vendre à moindre prix. Ce rêve lui parle de l’objet précieux, l’objet du désir, qu’il a pendant longtemps négligé mais qu’il prend très au sérieux, dorénavant.

Son chemin aura été celui de la dépendance à l’Autre, à l’assomption d’une indépendance, désirée et aussi bien, redoutée.

Dalila Arpin

Le 6 avril 2019