PULS-Médecine est un lieu où la psychanalyse vient dialoguer avec la médecine pour appréhender les corps et les symptômes autrement. Les apports de la psychanalyse et son orientation du désir et par le sujet permet aux « gens de médecine » de venir interroger autrement leur pratique, leur acte, leur désir – soit élever la clinique à plus grande dignité.
Ce que Emmanuelle Borgnis Desbordes développe dans ce texte :
« Lire la clinique autrement – PULS–Médecine » – PDF
Le groupe de recherche clinique rennais PULS-Médecine propose depuis cinq ans un lieu d’élaboration de la clinique1 au sein du Centre Hospitalier Universitaire de Rennes en partenariat avec l’Institut de la Mère et de l’Enfant (IME) et la faculté de Médecine de Rennes. Cette élaboration se fait sous la forme d’ateliers cliniques dans lesquels les professionnels de santé témoignent de leur rencontre avec les patients, de leurs inventions, de leurs impasses2 et de leurs petits arrangements avec la « chair jouissante ». Ce lieu d’élaboration, de réflexion et de transmission est un rendez-vous où se côtoient des professionnels de santé d’horizons divers et aux missions variées. Ce qui leur est commun est la rencontre, dans la clinique, avec ce qu’il y a de plus « réel » ; un « réel » qui se rencontre toujours comme butée3 et qui mérite recueil. Le patient est aussi un sujet – sujet d’une dialectique, d’une structure, objet d’un fantasme et d’une jouissance « par lui-même ignorée ».4 Aussi, l’accueil que chaque professionnel de santé offre à un patient – quelle que soit la demande énoncée et la réponse médicale qui peut lui être donnée – devrait pouvoir prendre en compte la part d’inattendu qu’immanquablement la clinique recèle et trouver les mots pour dire l’inattendu.5
La médecine n’échappe pas aux nouveaux idéaux de l’époque et à son cortège de dénis. Points de rencontres, d’élaboration et de transmission, les ateliers cliniques PULS-Médecine sont de véritables laboratoires pour ceux qui font le choix de s’autoriser à présenter des situations cliniques traversées d’impasses, interrogeant en toute logique leur acte et le désir qui le conditionne.6
S’orienter de la psychanalyse pour appréhender les symptômes et les corps
Un colloque bisannuel à Rennes est l’occasion de faire connaître au plus grand nombre ce que la rencontre entre psychanalyse et médecine peut produire7 – ou ce que s’orienter de la psychanalyse peut produire dans l’appréhension des symptômes et des corps à l’heure contemporaine. La crise des vocations chez les soignants est le symptôme d’un malaise, au-delà des conditions d’exercice, celui de la civilisation.
En 1973, Lacan parle de « l’égarement de notre jouissance » quand l’Autre ne la situe plus – ce qui caractérise l’époque. Or « il lui faut bien une boussole, un régulateur, pour qu’elle soit bordée ».8 A défaut, elle livre les sujets à la démesure de leur jouissance. Aujourd’hui il y a « malaise dans la séparation », et les conséquences symptomatiques ne se font pas attendre. La médecine, souvent convoquée en première intention, est sommée de répondre aux dysfonctionnements des corps. La tendance aujourd’hui est à l’économie du sens pour rendre compte de la subjectivité humaine : « je n’en veux rien savoir », voire « il n’y a rien à savoir ». « Le symptôme en tant que trace du refoulement décline »9 et toute manifestation symptomatique – bien souvent signe de l’angoisse – est rabattue sur un signe clinique à traiter et à éradiquer. C’est ainsi que « le DSM IV produit, sous la rubrique des troubles anxieux, un continuum où se logent les phobies, l’attaque de panique, les états d’anxiété généralisée, le stress post-traumatique et les troubles obsessionnels (soient) les formes de l’omniprésence de l’angoisse »10. Ce continuum est signe d’un rapport non médiatisé entre sujet et objet, de la « montée au zénith de l’objet a » et du « déferlement de la jouissance ».11 Désorientation, mélancolisation, accès angoissés, passages à l’acte, sont autant de conséquences d’une opération de nivellement et de concordance du désir à une supposée réalité.
Se façonner un corps pour serrer la jouissance
En 2024, le groupe de recherche clinique PULS-Médecine reprend ses réflexions et convie les soignants qui le désirent à trois ateliers cliniques de janvier à juin sous le titre : « Le corps, ses découpages et ses affects ».12 À l’ère de l’égalité forcée entre les êtres et entre les sexes, le corps est devenu plus que jamais support à une identité qui vaille.13 Il apparaît comme ce à partir de quoi le sujet va pouvoir se construire un destin. Comme si « au commencement était le corps… » et que lui seul pouvait donner garantie d’existence. Comme s’il n’était pas traversé ce corps de la parole et du langage qui l’élèvent pourtant à tout autre chose qu’un organisme physiologique ! Les « conditions d’existence » au champ de l’Autre, d’où le désir tirait sa cause, ces « conditions » promues par Lacan, semblent de plus en plus niées, déniées voire exclues. Le règne de la satisfaction immédiate et le refus de toutes les frustrations poussent les êtres à se façonner des corps à la démesure de leur jouissance et à penser n’être guidé que par lui. La trace laissée dans le corps du fait d’être un sujet qui parle tend à être occultée mais elle joue sans nul doute sa partie. Aujourd’hui, « de moins en moins de crédit est accordé à la langue, (langue de l’Autre dont le sujet est de plus en plus coupé) le laissant en proie avec un corps qui ne trouve plus ses limitations. Les mots n’arrivent plus – et ne sont plus convoqués d’ailleurs – à répondre aux excès de la jouissance des corps. Qu’est-ce qui peut bien faire limitation quand, du côté de l’Autre, ça ne répond plus ?
Quand la médecine traite « chaque bout de corps »
La médecine n’a cessé de découper le corps en organes distincts, elle en a même fait des spécialités et des spécialistes. Et si les avancées scientifiques sont indéniables, elles ne disent rien de ce qui anime les corps, les pulse et les organise. Aujourd’hui, les demandes faites à la médecine s’accroissent alors que les symptômes prolifèrent… L’angoisse, elle, continue de croître. « Aujourd’hui, la formule qui convient, et qui se substitue à celle de ‘Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir’ est celle-ci : ‘Seule l’angoisse transforme la jouissance en désir’. L’angoisse est en effet signal d’un réel non voilé, avec lequel le sujet est en prise directe et le fantasme comme ‘défense du sujet’ est court-circuité ».14
Chaque « bout de corps » souffrant doit être traité le plus rapidement possible dans une volonté de retour à l’équilibre, au fonctionnement. L’heure est à la découpe ! et le corps abandonné à ses jouissances ne cesse de se séparer de ce qui pourrait lui donner la seule consistance qui vaille : le fait d’être parlé. C’est pourtant l’Autre qui transforme l’organisme en corps, un corps qui réagit aux signifiants, qui est découpé par la pulsion et qui, parce qu’il est parlé, peut jouir tout seul. « Le langage est un corps subtil ».15 L’époque met en évidence une disjonction de plus en plus grande entre les mots et le corps, séparation consécutive à l’inconsistance de l’Autre qui ne joue plus sa mission d’ordonnancement. Nous assistons aujourd’hui au culte de « la vie immédiate organisée autour de l’objet plus-de-jouir… un corps (qui) devient mon seul bien propre dont je fais ce que je veux ».16 Il n’est pas étonnant que les phénomènes de corps se multiplient dans la clinique. Le corps semble être ce qui nous reste pour donner un sens à notre existence et sa découpe n’est pas sans faire écho au règne des Uns tout seuls qui ne cessent de réitérer du même : 1, 1, 1… Cette succession n’est pas répétition mais réitération…17 et elle signe l’époque.
La psychanalyse vise « à travers le dire, et l’écho qu’il induit, le réel, d’où s’origine le « confinement de la jouissance à l’Un ».18 Elle nous est d’un solide appui pour interroger dans nos pratiques l’accueil toujours particulier que nous réservons à chaque patient pour civiliser la jouissance et modifier le rapport « confiné » qu’il entretient à son partenaire de jouissance.
Emmanuelle Borgnis Desbordes
Janvier 2024
Emmanuelle Borgnis Desbordes est Maître de conférences en psychopathologie clinique, chargée d’enseignements à la faculté de médecine de Rennes 1, Habilitée à Diriger des Recherches à l’université Rennes 2, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.
Lien vers le Blog de PULS-Médecine
1 Groupe de recherche clinique PULS-Médecine composé du Dr David Briard, chef de service pédiatrie au CHU de Rennes, psychanalyste, membre de l’ACF en VLB ; Emmanuelle Borgnis Desbordes, Maître de conférences en psychopathologie clinique, Habilitée à Diriger des Recherches à l’université Rennes 2, chargée d’enseignements à la Faculté de médecine de Rennes, psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.
2 Cf. Blog de PULS-Médecine, consultable en ligne : https://www.pulsmedecine.com/
3 Cf. Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 13 : « il y a un être parlant qui se met en chemin et qui rencontre une pierre ».
4 Freud S., « L’Homme aux rats », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 207.
5 Cf. Laurent É., « Le traitement de l’angoisse post-traumatique : sans standards mais non sans principes », Revue Quarto, no 84, juin 2005, p. 28.
6 Borgnis Desbordes Emmanuelle « S’autoriser en médecine », Revue Mental, 47, 2023.
7 Le 9 juin 2023, les 4èmes rencontres PULS-Médecine avaient pour titre, « L’urgence, la solitude et l’administration du soin » en présence des Docteurs François Leguil et Frank Rollier, psychiatres et psychanalystes, membres de l’ECF et de l’AMP. Argument : https://www.pulsmedecine.com/puls-4-lurgence-la-solitude-et-ladministration-du-soin%EF%BF%BC/
8 Rezki C., « Égarements », UFORCA, 23 déc 2021, en ligne : https://www.lacan-universite.fr/egarements/ et IRONIK 49.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Rezki C., « Égarements », op.cit.
12 Argument en ligne : https://www.pulsmedecine.com/puls5-le-corps-ses-decoupages-et-ses-affects/
13 Cf. Brousse M-H. « Politique des identités, politique du symptôme » Revue du Champ freudien Orincar ? 53, 2019.
14 Porcheret B « Isolement, retrait et lien social », Section clinique de Nantes, 2021, en ligne : https://sectioncliniquenantes.fr/wp-content/uploads/2021/06/21-03-19-Porcheret-VLI-DEF.pdf
15 Lacan J. « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Paris, Seuil, 1966.
16 Lacadée P., « Chronique du malaise (III) : L’I-meute du plus-de-jouir », L’Hebdo-blog 318, 25 Nov 2023 : https://www.hebdo-blog.fr/category/lhebdo-blog-318/
17 Cf Miller J-A évoqué par Porcheret B. « Isolement, retrait et lien social » op.cit.
18 Guyonnet D., « Quand Lacan parlait aux murs », Revue en ligne Hebdo-Blog 203, 10 mai 2020, https://www.hebdo-blog.fr/lacan-parlait-aux-murs/